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75 ANS DE SILENCE de Linda Bastide (extrait)

Jacob à la Grande caserne de St Denis du 25 juillet 1941 au 25 août 1944



Saint Denis est l’un des nombreux camps d’internement établi par l’armée allemande, afin de garder prisonniers  les civils Alliés capturés dans la zone occupée. Cela incluait les citoyens américains pris par la guerre en Europe en décembre1941 ainsi que les citoyens appartenant au Commonwealth britannique.

Saint Denis, près de Paris fut ouvert en juin 1940 et garda sa destination jusqu’à sa libération par l’armée des USA en août 1944.

La vie tolérable y permettait des activités culturelles et sportives.

Les  compétences  de chacun des prisonniers sont répertoriés et «intelligemment» utilisées : entretien du camp, service de la vie quotidienne des geôliers, sans oublier l’entretien du moral «des troupes».

Les soldats et officiers nazis s’inventent une vie de rêve   aussi privés de liberté  que leurs prisonniers, ils vont donner priorité à la bouffe et à la musique. Les cuisiniers vont cuisiner, les musiciens vont s’éclater  tout  comme les autres corps de métier : les peintres, les sans grades, les maçons ou femmes de ménage en pantalon, les balayeurs, au boulot pour que le spectacle soit parfait ! Chacun est à sa place exacte dans ce décor, balai sous le bras, les mains dans les poches et la pipe au bec, l’un se promène comme Un qui voit tout, excepté le boulot à faire, et l’autre fait mieux, assis le balai entre les jambes, il rêve.

Pour ce qui concerne Jacob Knobel,  c’est tout tracé et il a de la chance : les officiers nazis, ça aime bien manger, c’est gourmand et même goinfre. Il se plongera dans les farines et les crèmes, il sait faire et bien faire.

Et comme Un qui croit à l’éternité, sur les photos d’un album qui restera longtemps «virtuel»  parce que les photos n’existent que dans les yeux de ceux là qui les regardent, il prendra docilement la pose devant le photographe du destin , celui qui n’existe aussi que dans les yeux de ceux qui  l’ont regardé, au moment du fatidique «clic» d’un appareil  depuis longtemps disparu.




Première photo de «la classe saint Denis», option plein «la panse» pour officiers nazis en villégiature :  scotchés, dans la cour comme une batterie de cousine bien astiquée, Jacob  le pâtissier avec son brassard  blanc, à droite un cuistot noir ... il vient des USA peut être. Et peut être est il à la fois cuistot et musicien dans l’orchestre de Briggs Arthur ?

Deuxième photo : on retrouve la brigade entière alignée dans la cuisine,  décor de casseroles  et table si propre qu’on pourrait manger dessus, et costumes blancs de chirurgiens de «la grande bouffe allemande».


Autre cliché : allégresse obligatoire : les cuistots méritants n’ont pas résisté au plaisir de sauter dans le nouveau décor que viennent de terminer les internés-peintres-menuisiers sur la scène d’un théâtre d’opérette qui va commencer sous peu, tout exprès fait pour le divertissement heureux, et pourquoi pas la propagande; «qu’on se le dise Mesdames et Messieurs, ici  l’on mange , ici l’on s’amuse, ici c’est le paradis» !, ?  ! Voilà pour les journées de Jacob, du moins voilà le scénario d’un long  métrage qui étalera sur l’écran du cinoche où il a le premier rôle, ses mille trois cents cinquante quatre jours de vie extraterrestre.

Et les nuits ?

Pile dans cette «tour de Babel» va se manifester au quotidien, cet incroyable romantisme allemand, sous forme de ce que j’ai envie d’appeler l’invention machiavélique de «l’opéra des assassins» : sauvés de la noyade du temps, cinq livrets d’opéras, chansons, chansonnettes, saynètes,  et autant de photos surréalistes témoignent des spectacles  du soir dans le plus incroyable théâtre du monde !

Oui le soir, on fait quoi ? Et bien, une fois par mois ... on va à l’Opéra ! Ou au Théâtre !

Ces prisonniers américains et anglais, vont sur ordre  de leurs «gardiens» faire les pitres pour les officiers nazis.

Leurs familles englouties -et nul écho ne leur en parvient- dans l’abîme du futur, là où ils ignorent la suite de «leur aventure», les voilà partis vers la fiction «officielle et obligatoire» du spectacle.



Le temps passera t’il plus vite ? Y ont-ils puisé des forces pour ne pas renoncer à la vie ? Peut être. Il faut bien puiser des forces quelque part, jusque dans ce coin obscur de chacun de nous d’où elles surgissent, pile quand il faut surmonter ces angoisses, ces peurs viscérales, quand il faut dompter cette fichue imagination qui nous entraine dans l’abîme du présent.

Musiciens,  comédiens , mais aussi menuisiers et peintres de décor, ils vont réinventer des soirs de fête, soirs fous où tout se mêle sans doute, moments hors du temps et moments où chacun peut fantasmer et s’imaginer planant au dessus de ces enceintes de fil de fer barbelé et de miradors bardés de mitraillettes. L’oubli ah l’oubli !!

Attention Mesdames et Messieurs, dans un instant le spectacle va commencer !!

Voici donc les épaves que j’ai ramenées de mes plongées en apnée dans les silencieux abysses du temps.

Elles sont nombreuses sans doute, de par le monde, celles que des survivants, des enfants ou petits enfants ont recueillis    quand ils ne les ont pas, jetant un regard  distrait sur l’amoncellement  de papiers chagrins qui les submergeaient, renvoyées par le fond.

Ceux de Rifka qui ont échoué dans le sac de papier kraft, je les ai ramenés dans mes filets. Parce que je suis comme ces pêcheurs qui ont ramassé à des milliers de kilomètres de Fukushima, les débris de la catastrophe  nucléaire charriés par les courants marins.

Non, les nuits de St Denis, n’auraient pas existé sans l’incarcération d’un chef d’orchestre d’exception  et de toute une bande de musiciens venus des quatre  coins du Commonwealth, ont été -pourquoi, cela restera  pour eux et pour tous le mystère de la farce jusqu’à la fin de leur internement- rattrapés en France par la guerre.



Il s’appelle Arthur Briggs , c’est un afro américain qui vient du Canada, où il est né en 1899, à saint Georges – ou en 1901 à Charleston en Caroline du Sud- et c’est un immense trompettiste qui se produit comme en témoigne l’affiche de son programme, avec son orchestre de neuf musiciens, dans le monde entier. Il a joué, dès l’âge de vingt ans, avec Louis Amstrong, Sydney Bechet, Django Reinhardt, Coleman Hawkins ou Freddy Jonhson ...

... Français en tout -avec sa femme, il résidait à Paris dans le 20ème arrondissement- il a refusé de partir quand les allemands l’ont arrêté. A  la fin de la guerre il resta à Paris jusqu’à  sa  mort, habitant dans une maison de campagne, dans  le quartier du silence, à deux pas de la maison de Joséphine Baker.»



Le livre de Linda Bastide est disponible sur la plateforme :


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