Première publication sur le blog de l'auteure française de New York, Evelyne Fallows. Un joli texte émouvant, qui témoigne des blessures de la vie.
Le vieil homme, immobile au coin de Madison et de la 76e rue, ignore les coups de klaxons et les piétons qui se précipitent chez eux sous la bruine. Félix Menochon fixe le panneau de démolition rouge et blanc qui lui crache au visage « Danger, défense d’entrer !»
Ce panneau, intrusif et laid, lui interdit l’accès à son restaurant, le reléguant ainsi à la foule anonyme d’intrus potentiels. Ces trois mots, vulgaires dans leur simplicité, lui rappellent qu’après quarante-trois ans, Chez Félix est désormais fermé. Les portes sont verrouillées, les fenêtres scotchées d’un grossier papier brun. La cuisine, où Félix a passé des heures à mijoter de bons petits plats, est vide. Coq à l’orange, sole meunière, steak tartare…les plats défilent dans sa mémoire. Les photos en noir et blanc représentant les monuments de sa ville natale ont été décrochées. Les murs sont dépouillés des scènes de rues de Belleville et Montmartre.
Félix ne s’est jamais senti aussi abandonné, pas depuis le décès de Jean-Pierre du moins. Oh, il avait eu le temps de se préparer bien-sûr…depuis le jour où l’avocat l’avait appelé. Les chiffres, impersonnels ; les mots, sans chaleur. Propriétaire, millions, condo neuf. Et en un appel, le sort du petit bistrot avait été scellé. Quarante-trois ans de travail acharné, de nuits tardives et de dévouement. Quarante-trois ans à lutter contre la concurrence, la hausse du loyer, la hausse des salaires. Mais quarante-trois ans d’excellence et d’amour du travail bien fait.
La bruine fait place à une averse. Le vieil homme ne bouge toujours pas. Défense d’entrer ! D’abord Arlette puis Jean-Pierre. Lorsque son unique fils, un pâtissier talentueux, avait appris la nouvelle, il avait aussitôt cherché un nouveau job. Il avait refusé les offres d’un célèbre steakhouse à Midtown et d’une chaine d’hôtels aux Maldives. Il avait choisi d’aller travailler à Hong Kong. Jean-Pierre Menochon voulait parcourir le monde, explorer différentes cuisines. Son visa de travail était prêt, son vol réservé. Mais quelques semaines avant son départ, il avait appelé son père. Félix n’oubliera jamais ce coup de fil. Hong Kong annulé, contrôle médical…cancer. Et en quelques mots, le sort de son fils avait été scellé.
La maladie s’était métastasée. Extrêmement vite. Jean-Pierre, l’éternel optimiste avait commencé par se battre. Il était confiant. Mais le traitement avait échoué. Il avait maigri, cessé de travailler. Puis l’hospitalisation, un autre traitement et les médecins plus prudents dans leur pronostic. Félix y croyait, voulait y croire. Comment son unique enfant pourrait-il ne pas lui survivre ? Et puis Jean-Pierre avait abandonné. Trois mois seulement après cet appel fatidique, Félix avait enterré son fils.
Un jeune homme s’approche de Félix. « Monsieur, ça va ? Vous avez besoin d’aide ? » Le vieil homme se retourne, les yeux hagards. Ce jeune homme, devant lui, ça aurait pu être son fils. Son enfant, qu’il ne peut plus serrer dans ses bras, avec qui il ne peut plus se balader dans les rues de Soho.
Le cri, guttural, effraie le jeune homme et alerte les passants. Félix s’écroule sur le trottoir mouillé, enveloppé dans son manteau trempé. Il sanglote. Il déteste cette ville qui n’est jamais devenue la sienne. Cette ville qui, après quarante-trois ans, lui a tout pris. Cette ville à qui il a tout donné et qui aujourd’hui lui défend d’entrer.
Soutenu par le jeune homme, Félix se relève lentement. « Merci pour votre aide. Ça va aller. » Félix Menochon jette un dernier regard vers son restaurant et s’éloigne sous la pluie. Plus rien ne le retient désormais dans la Gross Pomme.
Il est temps de rentrer. Chez lui.
Retrouvez l'interview d'Evelyne Fallows
Découvrez le dernier roman d'Évelyne Fallows :
Evelyne, je viens de lire ton texte, il est sublime et divinement écrit. Je suis bouleversée, je pleure car j'imagine que ce doit être très dur pour un père de perdre son fils, et pour toi un frère. Sincères amitiés Marie
Un texte qui sonne en sourdine la douleur, la solitude, simple et pourtant impitoyable. Très sobre d’où sa beauté. Bien écrit, merci.