Entourée des conseils hebdomadaires mais surtout captivants, perspicaces et sophistiqués de Anna à propos du travail d’écriture, mais aussi des chroniques de Mona à propos des courbes suggestives des virgules, ma chronique va faire tache. Une tache sépia, je suis sans doute le dernier qui écrit encore des cartes postales. Ecrivez, vous êtes un écrivain. Oui et non, Anna, oui et non. Tiens, moi par exemple : j’écris, et pourtant je ne suis pas un écrivain. Ça me dirait quelque chose, depuis le temps.
Bon, tant pis, j’ose.
J’étais devant un océan turquoise quelque part dans le golfe du Mexique où les cri-cris des dauphins se mêlaient aux floup-floups des ailes des flamants roses qui m’effleuraient le visage d’une caresse sensuelle et soyeuse. J’étais aussi devant un verre rempli à ras bord d’un liquide transparent qui, bien que glacé, c’est étonnant, réchauffait tout mon moi d’une chaleur solaire. Enfin pas tout à fait, j’ai essayé d’ouvrir la bouche face au soleil, ça fait pas pareil. Ça doit être à cause de l’alcool qu’ils mettent dedans.
J’étais donc dans un monde surréel dans lequel, tiens juste un exemple, je pouvais mettre un pied dans la mer sans que mon pénis ne se recroqueville en toute hâte. A ce propos, je n’ai jamais très bien compris ce réflexe stupide. Il (mon pénis donc) sait parfaitement, depuis le temps, que je ne l’immergerai jamais dans quoique que ce soit qui n’approche pas les 37C. Alors, on pourrait attendre un minimum de confiance de temps en temps, non ?
Dans mon monde surréel, une idée saugrenue est venue diluer ma téquila et l’a rendue saumâtre : ma feuille d’impôt. Non c’est pas ça. Ma chronique, satanée chronique. Dans ces cas-là évidemment je revois tes yeux immenses et implorants, et oui, bon, d’accord, mais vraiment t’abuses. J’ai donc pris mon cahier à spirale sur ma serviette, évacué quelques crottes de crabe ou je ne sais quoi, mis mon stylo dans la bouche, et j’ai attendu. En général ça vient tout seul. Mais là, rien, ou presque. La panne.
Le genre « mais c’est pas grave mon chéri, ça peut arriver, t’es trop tendu en ce moment, non, enfin, c’est pas ce que je voulais dire. » Le vertige de la feuille blanche, l’angoisse du non-dit, la crainte du lapsus, l’insoutenable légèreté de mon babil, l’irrémédiable délitement de mes synapses, en tout cas, rien, nada, queudze.
Outre mes rendez-vous à la sauvette avec toi, je me devais aussi, tu l’imagines, d’expédier dans un délai minuscule une grande quantité de cartes postales un peu partout en France et même jusqu’à Boston. M’est alors venue une idée. Pourquoi ne pas – sauf tout le respect que je te dois – pourquoi ne pas combiner les deux présentes emmerdes, une pierre deux coups. Une pierre, deux oiseaux disent les Américains. Je vais donc sans me démonter une seconde coucher sis-là un petit pensum sur l’art d’écrire des cartes postales. J’utilise judicieusement mon pensum, et hop, je vais me baigner.
Bien. L’art de la carte postale est complexe et l’exercice particulièrement pénible dans le sens où, d’une manière générale, tu n’es pas contre envoyer des cartes postales sauf précisément quand tu es au bord de la mer. Et puis avant d’écrire quoique ce soit dans le petit rectangle blanc tu te remémores sûrement le « ce qui se conçoit bien s’énonce clairement, et les mots pour le dire viennent aisément » de je ne sais plus quel emperruqué qui n’a certainement jamais mâchouillé son crayon en face d’un liquide bleu turquoise et se demandant quoi dire à mémée.
En clair, ce que tu veux, c’est expédier le plus grand nombre de petits bouts de carton dans le minimum de temps. Sinon, t’écrirais des chroniques.
Alors. C’est quoi le message ? Le message, il est très simple, le message c’est : je t’embrasse. C’est ça le message. Le reste c’est du décorum, c’est la pub avant le film. Comment je le sais ? Facile, prend une carte postale. Ouvre ton carnet d’adresse au hasard. Mets ton stylo dans la bouche. Voilà. Qu’est-ce que tu vois sur le carré désespérément blanc ? Tu vois, en bas à gauche, Je t’embrasse, signé : ton serviteur, ton esclave, ta chose, enfin, pour la signature, c’est toi qui vois. Raisonnablement, le Je t’embrasse, avec la signature, peut prendre un bon tiers de l’espace. On pourra bien sûr nuancer le baiser avec une palette de déclinaisons plus ou moins mouillées, partout, bien fort, tu peux aussi essayer « pas », mais ça peut surprendre, au début. Je te conseille, pour éviter tout vertige de la feuille blanche, de l’écrire, ce satané je t’embrasse. Après tu mets le timbre. Un gros. Pis l’adresse, à droite. Voilà. Que reste t’il ? Rien, presque rien, un confetti. Tu te rends alors compte que c’était bien la peine d’en faire toute une histoire. Dire qu’il y en a qui écrivent des chroniques là-dessus, quel charlatanisme.
Si tu t’es bien débrouillée, il ne reste plus qu’un espace pour deux ou trois phrases. C’est encore trop pour toi, d’accord. Mais reconnais que tu touches au but. Pour ces quelques phrases, tu peux, tu dois, rester très factuel, n’hésite pas. Un instantané, une prise de vue en direct, une version épistolaire de la webcam. Pas trop non plus : «il faut que je te laisse, j’ai du caca plein les doigts, Amélie a enlevé sa couche c’est une horreur » n’est pas le genre de trucs que ton lecteur veut lire. Mais que veut t’il lire ?? Ah. Voilà. Tu progresses. Il ne s’agit pas de raconter quelque péripétie d’une sidérante banalité, ou de se complaire dans un hédonisme flasque et redondant. Non, il faut te mettre à la place du lecteur, et te bien souvenir de la règle d’or de l’art épistolaire : le bonheur, surtout celui des autres, est horripilant. Le bonheur est un fantôme qui ne se laisse pas prendre dans les lignes de ton cahier à spirale. Il faut laisser ton pauvre récipiendaire, qui se morfond dans sa turne surchauffée sous les toits de Paris, avec cette impression rassurante, lénifiante, que c’est lui qui a de la chance. Toi tu te bats avec des moustiques gros comme des frelons, des indigènes hirsutes et des coups de soleil d’un homard en fin de cuisson. Et, non, la salle de bain de ton hôtel n’est pas plus grande que son appartement. A peine peux-tu mentionner les jets directionnels de la douche qui masse to dos comme un masseur kinésithérapeute professionnel.
Normalement, si tu marches comme moi à la tequila, une fois que tu es parti, c’est bon, t’arrêtes surtout pas, l’oncle de province, la bouchère du coin de la rue, vas-y.
L’apostrophe. Cher Monsieur le percepteur, Vénéré Professeur, Ooooh Toi, toi, toi… ça dépend quand même pas mal du contexte, de ton humeur, et un peu aussi du récipiendaire.
Ensuite il y a l’accroche, la première phrase. D’accord tu n’écriras que trois phrases, mais il faut lancer ton lecteur dans cette aventure folle qui consiste à te lire.
Un petit jeu pour te délasser. A chaque apostrophe susmentionnée, correspond une accroche ci-dessous. A toi de remettre dans l’ordre.
1 – Mon retard stratosphérique n’a d’égal que ma volonté farouche et tenace de collaborer avec vos services, volonté régulièrement mise à mal par une dispendieuse épouse qui, encore tout récemment…
2 - Je suis douloureusement conscient du misérabilisme qui s’exhale du dernier bulletin de mon fils, mais je tiens cependant à relever…
3 - Tes seins, tes seins, tes seins…
Je te sens toute détendue, je conclus donc. Tu as le timbre, l’apostrophe, l’entame du discours, puis quelques pâtés à peine lisibles pour suivre, tu embrasses, tu signes, tu mets l’adresse, et tu vas te baigner.
Quand j’y pense, c’est ahurissant de simplicité.
Je pense que tu as eu ta dose : je ne t’embrasse donc pas.
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