Mia se mit à courir. Vite. Elle sentait la boule enfler au creux de son ventre, puis remonter, remonter...écrasant tout sur son passage. Il ne fallait pas qu’ils l’empêchent de voir l’écran, non ! Elle devait rentrer à tout prix. Une dernière fois peut-être ? (Mais pourquoi?) rentrer coûte que coûte.
Mia passa la porte et se força à respirer normalement. À marcher normalement ; à sourire même. Elle attendit que l’ouvreuse lui tende son ticket, s’installa dans son siège préféré. À la première image, elle retrouva ce sentiment étrange et rassurant : elle n’était plus Mia. Elle était DANS le film. Elle était la sénatrice Padmé et elle allait sauver le monde.
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La première fois que cela lui était arrivé, elle avait cru que c’était normal : à cinq ans, quelle enfant ne se prenait pas pour la petite sirène ? Sauf qu’elle, elle n’avait pas besoin qu’on lui dise ce qu’il y avait dans la tête d’Ariel. Elle était Ariel, et le sentait de tout son être.
Elle avait alors sympathisé avec le directeur du cinéma. Il s'était douté de son attrait et avait pris en pitié cette gamine toujours mal fagotée qui se comportait comme une princesse ; elle le mettait mal à l’aise parfois, semblant ne pas faire de différence entre le rêve et la réalité. Mais quand il voyait sa mère passer en titubant dès huit heures du matin, quand il entendait les cris de son père depuis l’autre bout de l’avenue, il se disait qu’il lui donnait un rayon de soleil et qu’il n’y avait pas de mal à cela.
C’est ainsi qu’elle avait vécu pendant plusieurs années.
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Mia marchait dans la rue, le sourire aux lèvres, les yeux dans le vague. Elle se sentait belle, elle se sentait forte. Elle était l’irrésistible Padmé. Elle savait bien qu’Anakin l’aimait, et ce depuis le premier regard, alors qu’il n’était qu’un enfant. Qu’est-ce qu’on allait dire à l’usine, devant leur différence d’âge ? Et puis elle s’en fichait, l’amour est le plus fort. Malgré les réactions offusquées des maîtres Jedi...
Arrivée à destination, elle enfonça sa carte dans la pointeuse, mis son tablier et entra dans l’atelier. -Alors tu es qui aujourd’hui Mia ? la raillèrent ses collègues. Scarlett Johansson ou Milla Jovovich ?
-Ne les écoute pas, se morigéna-t-elle. Ce sont les êtres du mal. Ce soir, tu iras voir Anakin ! Il t’a donné rendez-vous au cinéma.
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Elle n’avait pas beaucoup d’amis. Ceux qui s’étonnaient de la rencontrer souvent seule lui avaient une fois demandé où était sa famille.
-C’est vrai ça, qu’est-ce qui s’est passé dans mon entourage ? S’était-elle questionnée.
Une vague d’angoisse l’avait alors submergée, sans qu’elle ne sache pourquoi. Et puis presque aussitôt, elle se remémora des choses... Si nettement ! Elle le leur expliqua. Son père était un homme d’affaires, très riche. Il s’appelait Sam Lion. Il s’était enrichi tout seul, en créant une entreprise de nettoyage à grande échelle. Il adorait le cirque, où il avait grandi après que sa mère l’ait abandonné. Et elle, elle était sa fille chérie, son trésor ; sa victoire. Un jour, alors qu’il était parti seul sur son voilier, il avait disparu. Englouti par la mer. Et depuis, elle n’avait plus de nouvelles de lui. Elle avait été très malheureuse. Elle portait tout le temps son chapeau et le pull avec un clown imprimé, qu’il lui avait offert. Mais elle n’avait plus ni l’un ni l’autre, maintenant.
Ce devait être les hommes en noir qui les lui avaient volés. À tous les coups.
On ne lui avait plus rien demandé par la suite.
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Se lever, se laver, s’habiller... Encore une journée qui commençait. Déjeuner, prendre le bus, travailler...Le train-train habituel. Et puis... Aller au cinéma. Une fois de plus.
Avant, cette pensée la réconfortait. Cela s'apparentait à la sensation qu'elle éprouvait en songeant : « je rentre à la maison ». Mais depuis qu’elle avait vu ces médecins, elle n’avait qu’une angoisse : ne pas pouvoir franchir la porte de la salle, rester bloquée...
Elle les avait entendus échanger à son propos dans le local de réunion :
-il ne faut plus qu’elle aille au cinéma. Cela donne libre cours à sa schizophrénie. Comment un traitement médicamenteux peut-il fonctionner avec la stimulation que lui donnent les films ?
Elle avait pris les jambes à son cou et avait couru se réfugier dans la première salle venue. À bout de souffle.
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Elle s’installa dans le fauteuil au moment où la lumière s’éteignit. Elle dansait. Ou plutôt, elle essayait de danser et chanter, pour être embauchée dans une comédie musicale. Mais elle y voyait mal... Un peu trouble. Oh, son fils ! Elle avait un fils...Un qu’elle aimait de tout son être, pour qui elle voulait le meilleur (pas comme tes parents qui... Chut! Cette voix qu’elle entendait ces temps-ci....)
Alors ce fils...Il fallait travailler dur à l’usine, car il avait des problèmes de vue lui aussi. Elle économise pour payer l’opération. Oh elle avait si mal à la tête ! Ses yeux....
Elle sortit de la salle en titubant, puis vérifia que personne ne l’avait reconnue.
-Quoi, il n’y a pourtant pas de honte à souhaiter défendre sa famille ! Je ne voulais pas le tuer... Cria Mia.
Elle ne se pensait pas capable de commettre un crime, mais finalement, elle ne culpabilisait pas trop… Elle n'en revenait pas !
(La voix de sa mère refit surface dans son esprit : Parce que ce n’est pas vraiment toi qui l’as fait Mia, c’est dans ce film, dancing in the dark ça s’appelle)
Elle dit tout haut :
-chut, je ne veux pas entendre le résultat ! Il n’y a pas de suite…
(Pourtant tu sais que tu l’as presque fait. Dans la vraie vie, tu as toujours espéré me tuer…tu as même tenté de le faire une fois…tu ne leur a pas raconté, ça, à l’usine !)
Mia ne supportait plus de l’entendre. Elle fredonnait à tue-tête les chansons de la comédie musicale, pour ne plus percevoir cette voix. Les passants la regardaient de biais, certains d’un air moqueur et d’autres offusqués, mais elle ne s'en rendait pas vraiment compte. L’important était de se débarrasser de l’autre, quels qu'aient été les moyens. Même les plus bruyants.
Marcher. Manger. Vivoter. C’est à ça que ressemblait sa vie. Elle n’avait plus goût à rien, elle avait mal au ventre. Elle allait se coucher. Dormir un peu, avec toutes ses émotions qu’elle avait eu des difficultés à nommer et à contenir. C’est ça. Somnoler. Son autre refuge...
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Aïe, ils la cherchaient ! Ils l’ont appelée ce matin. C’était Solange, l’infirmière du centre médico psychologique :
– Je passerai à dix-sept heures pour voir comment ça va. Vous prenez bien votre traitement ?
– Oui bien sûr, tous les jours.
De toute façon elle lui avait menti. Elle venait de comprendre ce qu’elle cachait : Solange était à la solde du KGB.
Elle l’avait su en comptant les lettres qui faisaient des paires dans les journaux. Et elle avait déchiffré des messages codés, résolu des énigmes qui pourraient intéresser le gouvernement. Et puis...le trou noir. Ce trou noir qui ne l’inquiétait plus, qui arrivait de plus en plus souvent... Elle avait dormi à nouveau.
Oh mince ! Le boulot ! Elle allait être en retard !
Toujours les plaisanteries identiques des collègues (des agents du KGB, comme les autres !) Elle devait faire son travail constamment de la même façon, pour ne pas les alerter. Surtout passer inaperçue. Et ne pas répondre à leur provocation : si elle rétorquait, ils la tueraient. Ils avaient déjà essayé avec sa copine, Sarah Connor. Mais … est-ce que c’était les mêmes ? Elle se mélangeait un peu des fois...
Et puis, une fois la journée de travail finie, venait l’heure de la sortie. Qu’est-ce qu’elle devait faire d’abord ? Ah oui, rendez-vous avec Solange.
Arrivée à la maison. Mia surveilla la rue, depuis l’angle mort de la fenêtre. Elle vit deux silhouettes qui s’avançaient. Celle de Solange semblait gênée, son pas n’était pas assuré. L’homme à côté d’elle, par contre, marchait de façon décidée. Il voulait en découdre ! Était-ce son supérieur ? Un agent de la CIA ? Du MOSSAD ? Comme ils s’approchaient, elle recula précipitamment. L’avaient-ils vu ? Mais déjà ils sonnaient. Elle respira lentement, serra les poings, et ouvrit la porte.
Il se présenta : Docteur Albert, psychiatre. Ben dis donc, ça s’est une belle couverture pour un agent double ! Il devait être intelligent.
Solange restait en retrait, lui souriant tristement.
– Désolé Mia, lui dit le psychiatre. Vos voisins sont très inquiets pour vous ! Vous rentrez à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, vous êtes cyclothymique, vos collègues ont peur de vous et vous avez passé la journée à souligner leurs rapports de production en rouge, les agressant et les traitant d’agents secrets... Vous vous mettez en danger, Mia. Vous devez donc nous suivre pour que nous procédions à une hospitalisation d’office. C’est la seule solution. Et ne me parlez plus de cinéma !
L’angoisse qui l’assaillait depuis quelques jours revint, familière. La boule reprenait irrémédiablement son trajet : l’estomac, le sternum, la trachée, la gorge...elle avait envie de hurler ! Au lieu de cela, elle se laissa entraîner. Comme une poupée de chiffon. Comme leur objet. Elle l’a tellement été pour d’autres...
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Des jours sans parler, ni boire, ni manger...Des perfusions. Elle refusait tout ; surtout leurs questions : que savait-elle ? où elle était-elle ? QUI était-elle ? Elle ne voyait que du vide... Bien sûr qu’elle connaissait tout cela...Enfin elle n’était plus très sûre... Il lui semblait bien qu’elle s’appelait Nikita. C’était un nom d’emprunt, car comme elle avait commis un crime, elle avait été condamnée à mort. Mais en fait, elle n’était pas vraiment morte, elle était au service de la DGSI qui la formait pour devenir espionne…Pourtant, même de ça elle n’en était pas convaincue... Mais que lui avaient-ils fait ? Elle ne savait plus ce qui était réel ...Des souvenirs emmagasinés, que les cachets lui faisaient percevoir comme incohérents...
Jusqu’à ce qu'une réminiscence de ses souvenirs véritables reviennent la hanter. Plus de papa s’appelant Sam Lion. Non. Elle espérait avoir oublié ses vrais parents, perdus dans l’abîme de la mémoire que l'on relègue loin, dont on ne veut pas, mais c’était sans compter sur ces satanés médicaments qui font ranger dans des cases tout le désordre qui était dans sa tête. Du coup, elle revit avec clarté tout ce qu’elle avait caché, enfoui, pour ne plus s’en rappeler !
Elle revoyait son père lui caressant la joue. Doucement....ses yeux changeaient alors. Il la regardait différemment. Elle n’aimait pas quand il devenait comme ça, lorsque rien ne l’arrêtait. Elle le sentait, et la terreur montait en elle. Non Papa, non ! Pas ça ! Il la couvrait de tout son poids, qu’importe les cris, qu’importe les pleurs ! Il y répondait à coup de baffes. Le souvenir de cette douleur vive, atroce, et du rire aviné de sa mère lui donnèrent envie de vomir. Encore et encore.
Il la laissait ensuite quasiment morte, pendant quelques jours, avec le strict minimum, jusqu’à ce qu’elle redevienne intéressante.
Mia avait mal. Très mal. Pendant toutes ces années, elle s’est ajouté des couches de vie, empruntées aux uns et aux autres, de façon à ne pas avoir à faire face à sa réalité. Et là, elle se la prenait en pleine figure. Se rendaient-ils compte, ses docteurs, qui voulaient qu’elle se confronte à la vraie vie, q'ils lui faisaient revivre un face-à-face insupportable ? Savaient-ils qu’avec leur traitement et leur hospitalisation, elle revivait, jour après jour, le traumatisme de ces années de douleur, d’humiliation, de viols, comme au premier jour ? Ils voulaient se le coltiner, le père abuseur ? Ils comprenaient ce que cela engendrait, une mère qui n’en est pas une, prête à vendre sa fille au plus offrant pour un litre de mauvais vin ?
Ils aimeraient vivre ça, eux ? Ils ne saisissent donc pas qu’elle ait besoin de se créer une autre vie, pour tenter de survivre à cette réalité ?
Mia revint à elle. Elle était à l’hôpital. Elle pleurait vingt ans après les larmes qu’elle n’avait pas eu la force de laisser couler alors. Elle ne voulait plus entendre son propre prénom, celui qu’ILS lui avaient donné. C’était là leur objectif, l’obliger à affronter cette réalité ? Se rendaient-ils compte du prix qu’elle payait, de la souffrance qu’elle endurait ? Mia n’en pouvait plus de cette vie-là. Comment y échapper ? Elle ne pouvait plus s'appuyer sur EUX pour la protéger d’elle-même. C’est elle qui devait trouver ses propres ressources (mais quelles ressources ma fille ? Tu n’es qu’un panier à foutre !)
La voix de sa mère était de plus en plus présente dans sa tête en ce moment. Mia se boucha les oreilles, puis chanta, d’une voix éraillée :
-une souris verte, qui courait dans l’herbe, je l’attrape par la queue, je la montre à ces messieurs !...
Elle s’arrêta afin d’écouter si la parole parasite s’était tue. Pourtant, elle l’entendait chuchoter, encore. Elle hurla alors :
-je ne veux pas entendre ta voix, je ne le souhaite plus ! Je n’en peux plus de t’ouïr, tu parles de plus en plus fort ! Tais-toi ! Sanglota-t-elle en s’effondrant sur le sol, les genoux repliés et la tête entourée de ses bras. Je ne veux plus de toi… Je ne veux plus t’entendre…jamais !
Mia se réfugia dans ce qu’elle connaissait. Son échappatoire : les films. Elle se rappela quand elle s’appelait Lucy, et que son cerveau marchait à mille à l’heure ! Elle maîtrisait ses connexions neuronales à la perfection.
Mais elle était trop fatiguée, et elle avait tellement souffert de cette expérience, à la fin… Non, elle avait besoin de calme. De lâcher.
Elle voulait rêver, se réfugier...Elle espérait ALLER AU CINÉMA.
Elle essaya de bouger, mais ces longs jours de diète l’avaient affaiblie. Alors, elle ferma les yeux et le revit : Almodovar ce réalisateur hors du commun, qui l’avait tant comprise ...Si elle se concentrait, elle pourrait le revivre. Être la femme toréador. Ou la danseuse ? Elle ne savait plus, mais sa seule certitude était de désirer faire comme elle : se retrouver dans le coma pour ne plus souffrir. Ne plus penser. Peut-être en outre que d’autres êtres viendraient ainsi la dorloter ? La laver, lui parler...
C'était décidé. Elle espérait elle aussi se retrouver dans le même état. Il suffit de le vouloir très fort. Plus fort que tout ce qu’elle a rêvé de réaliser jusque-là.
Elle prit une profonde inspiration, puis se laissa glisser.
Elle le sentait venir.
Le coma.
Parfait.
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