L'auteur et scénariste Kazakh de Los Angeles décortique l'intelligence artificielle dans le monde de l'écriture. Cet article écrit fin 2023 est toujours d'actualité.
J'ai écrit ce texte avec l'aide d’une IA. Non, je plaisante, bien sûr !
Je vis et je travaille à Los Angeles, où les problématiques liées à l'IA sont une pierre d’achoppement dans les négociations actuelles entre le syndicat des auteurs (WGA) et les studios hollywoodiens. Les scénaristes craignent d'être remplacés par l'IA mais cette angoisse reflète davantage, à mes yeux, un déficit de qualité d'écriture que la menace existentielle de robots prêts à remplacer le genre humain.
Pour obtenir une place dans une salle d'écriture de série du câble ou de chaine de streaming, les auteurs doivent passer par le rouleau compresseur d’une industrie du rêve aux codes ultra-formatés et basée sur le big data. Dans les ateliers d'écriture de Los Angeles, les jeunes espoirs apprennent tout d'abord à se vendre comme une marque. Cela signifie souvent identifier un traumatisme ou un événement personnel qui vous a "fait être qui vous êtes" et l'explorer sous différents angles dans vos scénarios, pour atteindre une profondeur naturelle et un impact dramatique. Certains scénaristes finissent par s’approprier un sujet, comme la disparition d’un parent ou une pathologie mentale, et l'explorent tout au long de leur carrière, s’enfermant eux-mêmes dans une case auto-limitante. Une fois la bourse d'écriture obtenue, un jeune scénariste abandonne son individualité au profit de l'identité corporative du studio. Par exemple, comme Apple doit vendre des iPhones, un scénariste d'une série Apple TV ne peut rien écrire qui pourrait contrarier une partie de la clientèle d’Apple. Donc, sur la base d’une population mondiale de 1.36 milliards de détenteurs d’iPhones, aucun sujet controversé possible. Un film estampillé Hallmark est devenu synonyme de comédie romantique légère et tout public, avec une fin heureuse, tandis que la chaine HBO fait fructifier la niche "tétons et dragons".
Ajoutez à cela des formules de narration inchangées depuis Aristote, les manuels sclérosés des écoles de cinéma, les bibles de série ultra-contraignantes, et les scénaristes ont à peine voix au chapitre, exécutant simplement les directives des showrunners et des producteurs.
En se transformant en métallos du beat sheet, et ouvriers à la chaine du synopsis, les scénaristes d'Hollywood ont efficacement déroulé le tapis rouge à l'IA. Si tout ce dont la machine a besoin pour produire un bon scénario en moins de 5 minutes, ne sont que quelques paramètres et un objectif clairement défini, pourquoi un studio paierait-il une équipe d'écriture entière pour effectuer la même tâche pendant des semaines voire des mois ?
Mais qu'en est-il des monstres sacrés d'Hollywood célébrés pour leur originalité ? Mon professeur d'école de cinéma, un professionnel chevronné de l'industrie, a fourni un slogan à l'IA et lui a demandé, sur la base de ces vingt-sept mots, de créer un scénario dans le style de Quentin Tarantino. L'IA a généré un texte rempli d’ultra violence, de vulgarité et de glamour, qui, a juré mon professeur, ressemblait comme deux gouttes d’eau à un opus du maestro lui-même ! La longueur moyenne d’un scénario hollywoodien oscille entre 100 et 120 pages, ce qui signifie que l'IA a dû traiter environ 1200 pages de prose tarantinesque, de "Reservoir Dogs" en 1992, à "Once Upon a Time in Hollywood" en 2019, pour apprendre ses modèles de dialogue et de description de l'action. La préférence de Tarantino pour le style plutôt que pour le fond rend la construction de ses univers narratifs aisément modélisable et facile à reproduire. Et ainsi, l'IA a tué mon espoir qu'avec le départ à la retraite de Quentin Tarantino, la technicité sans âme du cinéma prendrait également sa retraite !
Est-ce que ChatGPT serait capable d'écrire le scénario d'"Aguirre, la colère de Dieu" ? Serait-il capable d'imaginer "Vol au-dessus d'un nid de coucou" ? Bien sûr, si vous lui fournissez l'original, il pourrait le reproduire. La question est, serait-il capable d'écrire quelque chose qui n'a pas été écrit auparavant, et nous connaissons tous la réponse à cela : Non.
C'est pourquoi selon moi, en ce qui concerne Hollywood, la crainte de l'IA est entièrement auto-infligée.
Je dois l'admettre, en tant qu'écrivain, je me suis d'abord sentie menacée par l'IA. Puis j'ai pris mon courage à deux mains et me suis inscrite à ChatGPT. J'avais simplement besoin de savoir s'il était meilleur écrivain que moi. Alors, voici un passage de mon roman "Choc" à propos d'un jeune homme visé par un RPG :
« L’air devint liquide et François distingua la trace d’une roquette qui volait droit sur lui. Il y avait là quelque chose de violemment sexuel, quelque chose de profondément indécent. Le cœur s’arrête. Toi et la roquette - dans la quatrième dimension. Tu la vois. Elle te voit. Et aujourd’hui, elle a d’autres chats à fouetter. Alors, elle continue son vol et explose sur la colline derrière toi. Et le monde redevient ce qu’il était, un lieu ordinaire avec une forêt et des maisons grises. »
Voici ce que l'IA a produit avec la même directive : “ Dans la ruelle sombre, la silhouette blessée d'un jeune homme gisait étalée sur le froid pavé impitoyable. Son visage était tordu de douleur, la sueur perlait sur son front, alors qu'il serrait sa blessure saignante, là où une balle du PRG (Groupe Révolutionnaire du Peuple) avait atteint sa cible… »
Une deuxième directive a inspiré à l'IA une collection de clichés : « En ces instants palpitants, il imaginait le pire, sa vie lui passant devant les yeux… Un profond soulagement et une gratitude intense le submergèrent... À la suite de cette épreuve éprouvante et de ce quasi-accident, il ne put s'empêcher de réfléchir à la fragilité de la vie et à la nature capricieuse du destin, lui laissant une nouvelle appréciation pour chaque précieux moment qui lui avait été accordé… ».
Quelle description préférez-vous lire, celle de l'IA ou la mienne ?
Sans aucun doute, si je donnais suffisamment d'instructions au programme, il pourrait probablement transmettre le paradoxe d'un jeune accro à l'adrénaline, excité par la roquette et déçu qu'elle l'ait manqué. Mais au lieu de perdre mon temps à extirper de ChatGPT la formulation de cette sensation subtile, je préfère entrer en osmose avec mon personnage, revivre ces événements extrêmes avec lui et à travers lui, et les décrire aux lecteurs de mon roman.
"Choc" est le fruit de mon amour pour la littérature, de ma persévérance et de l'aventure que j’ai vécue pour l’écrire. Il est basé sur des événements réels. Au début de cette entreprise d'écriture de 7 ans, j'ai essayé de me contenter de mon imagination seule (un peu comme l’IA ou Tarantino) et je me suis rapidement heurtée à un mur. Pour réussir mon roman, j'avais besoin de me nourrir des émotions de la vraie vie, de suivre le même chemin que mon protagoniste, de me retrouver dans ses pas. Je me suis rendue au Myanmar depuis la Thaïlande avec les guérilleros Karens, déguisée en réfugiée, pour gagner la confiance des combattants de l'armée où mon héros s’était battu quelques années auparavant. J'ai pris l’avion pour les Comores, crapahuté de nuit dans les banlieues de Moroni, à la recherche d'anciens putschistes, et me suis plongée dans les archives de la police locale. Alors que le tribunal de La Haye traquait les criminels de guerre en ex-Yougoslavie, j'ai retrouvé des vétérans de la guerre de Bosnie et les ai convaincus de me divulguer des détails sur des opérations qu'ils ne dévoileraient jamais à personne.
L'IA est incapable d’effectuer ce travail. Elle n'a pas accès à la réalité hors ligne. Elle ne peut pas interagir avec le monde réel. Elle peut seulement synthétiser les informations qui lui ont été fournies.
Récemment, j'ai dû retravailler et soumettre mon scénario en anglais intitulé "The Dragon Angel" à un agent. Je travaillais frénétiquement sur les rebondissements et les arcs narratifs des personnages, anxieuse à l'idée de respecter le délai de deux semaines qu’on m’avait donné. En tant que locuteur non natif de l'anglais, j'ai pensé qu'il serait judicieux de faire vérifier mon texte par une IA pour la syntaxe et peut-être pour enrichir le langage. J'ai été étonnée de la pauvreté de son vocabulaire. Tout était "colossal", tout devait "orner" et chacun devait se "reposer".
À plusieurs reprises, j'ai surpris ChatGPT en train de suggérer une "amélioration" de ma tournure de phrase, qui sonnait exactement comme la phrase que j'avais écrite. Il a reconnu l'erreur et s'est excusé. Mais cela ne l'a pas empêché de chercher des poux dans la tête de tout mon scénario de chasse au trésor. Par exemple, souhaitant mettre fin à ses souffrances dans un purgatoire, le fantôme d'un colonel français charge des balles dans son fusil napoléonien, mais les balles se transforment en cafards et se mettent à courir dans tous les sens. ChatGPT a considéré que ce contenu était inapproprié, en raison de la violence (les balles se transformant en cafards) et de la contemplation du suicide (par un fantôme dans un purgatoire !). Comme tous mes scénarios, « The Dragon Angel » est hautement allégorique et imaginatif, ce qui a complètement échappé à l'IA. Dans ce cas, ChatGPT a renoncé à des qualités essentielles de l'intelligence, telles que l'adaptabilité, la pensée critique et l'apprentissage continu, au profit de l'adoption d'un manuel RH d'entreprise de 2021 mettant l'accent sur l’importance de santé mentale et résolution pacifique des conflits.
Beaucoup soutiennent que l'IA en est à ses balbutiements. Dans 50 ou 100 ans, elle atteindrait des sommets incroyables, se libérerait de ses créateurs et se vengerait de l'humanité, comme dans les fantasmes hollywoodiens de "Westworld", "Terminator" et autres.
Dans les cinémas de Los Angeles, je vois effectivement les robots prendre le contrôle du monde, mais pour rentrer chez moi, je dois passer devant des camps de sans-abris et emprunter des routes défoncées dans ma voiture à moteur thermique old school car les Tesla sont trop chères et les voitures solaires n'existent pas encore.
Dans "Choc", je décris une expérience d'utilisation du GPS en France en 1997 : « C’était un des premiers modèles, très chers. L’appareil se trompait en permanence. Osiris essayait de raisonner le système de guidage en expliquant que s’il tournait à droite, il allait renverser la jolie jeune fille en minijupe et que s’il continuait encore cent mètres tout droit, il s’écraserait sur la vitrine du laboratoire d’analyses médicales. »
En 2023, avant d’entamer un trajet, je remets systématiquement en question les indications de mon GPS. Même si la différence d'heure d'arrivée estimée n'est que de 2 minutes, le GPS m'envoie toujours sur l'autoroute la plus fréquentée au lieu de m'orienter vers des rues pittoresques plus agréables et sans stress. Bref, pas très intelligent tout ça !
Que les choses soient claires : en aucun cas je ne prétends que l'IA soit une supercherie. C'est l'ampleur de l'impact de l'IA sur nos vies que je trouve exagérée. Nous devrions être en mesure de distinguer la réalité du pur marketing. Pour l'instant, l'IA n'est qu'un programme, une application, un outil utile développé par des humains pour des humains.
Certes, une application d'IA exécutée sur un superordinateur a battu le champion du monde d’échecs Gary Kasparov lors d'une partie en mai 1997. En revanche, si l'on en juge par ma récente joute littéraire avec ChatGPT, nous, gens ordinaires, ne sommes pas près d'être remplacés par l'IA. Peut-être parce que nous ne sommes pas si intelligents que ça. Nous sommes malléables et crédules. Nous avons tendance à anthropomorphiser l'IA. Mon fils traite Siri comme sa bonne à tout faire. Elle n'écoute que lui et attend sagement qu'il rentre à la maison pour s'allumer et mettre sa musique préférée. De mon côté, je m'énerve contre le Chatbot de mon université : il est si mal conçu qu’il ne comprend pas la plupart de mes questions. ChatGPT est un produit bien supérieur. Avant de le découvrir, je devais inviter mon amie anglaise de 73 ans, Jen, dans un café aux fauteuils confortables et avec suffisamment de prises électriques pour que je puisse y brancher mon ordinateur portable. Je lui offrais le déjeuner avec sa soupe de lentilles préférée, afin que nous puissions passer des heures à peaufiner mon texte en anglais. Désormais, plus besoin de soupe de lentilles. ChatGPT est ma nouvelle Jen. Il relit mon travail et me rassure. Nous nous chamaillons, nous refaisons le monde, mais on fait d’abord le boulot, dans l'intimité et le confort de mon chez moi.
Avec Jen, nous continuons à nous retrouver IRL, juste pour le plaisir de partager un café et de tchatcher sans GPT.
Le livre Choc de Dana Ziyasheva est disponible dans le monde entier
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