Mais alors, il ne reste rien ?
Aucun sujet qui n'ait déjà été traité mille fois ? Que dis-je, cent mille fois ? Qui suis-je moi pour me prétendre écrivain ?
Comme chaque semaine, retrouvons l'auteure de Miami, Anna Alexis Michel, pour s'aventurer dans les méandres de la passion d'écrivain.
Mais alors, il ne reste rien ?
Aucun sujet qui n'ait déjà été traité mille fois ? Que dis-je, cent mille fois ? Qui suis-je moi pour me prétendre écrivain ? Vous m'avez dit que le verbe existait avant qu'il ne s'écrive ? Que les mythes - et puis, ensuite, les légendes - ont fondé le monde ? Que tous les schémas narratifs ne sont que les déclinaisons nouvelles de rengaines familières ? Alors, si tout cela est vrai, et puisque cela est vrai, que me reste-t-il à écrire ? Et qui suis-je, moi, pour me prétendre écrivain ?
Voilà ce que j'entends autour de moi : le doute d'être redondant, doublé dans bien des cas d'un solide complexe de l'imposteur. Celui d'être un plagiaire sans talent.
Alors, je ne sais pas si vous avez du talent. J'espère que vous en avez, il paraît que c'est plus facile. Mais, à la vérité, finalement peu m'importe. Ce n'est pas mon problème. Ce qui m'intéresse - et c'est ce qui vous empêchera définitivement de tomber dans le plagiat ou d'endormir votre lecteur -, c'est ce que vous avez à dire, votre point de vue sur le monde : vous, être singulier, unique.
Alors, oui, je vous recommande d'identifier, dans votre histoire, le mythe qu'il recèle. Parce que le monde a besoin des mythes. Oui, je vous encourage à construire votre récit, même intérieur, sur une trame d'action(s) en vous replongeant dans la liste des schémas narratifs qu'ils soient de Polti, de Pozzi ou de peu importe qui, et peu importe leur nombre. Parce qu'une histoire sans action est celle des gens qui n'ont pas d'histoire et que les gens sans histoire n'intéressent personne. Enfin, oui, il y a des génies de la littérature et je ne suis pas sûre que nous soyons du nombre, Parce que l'histoire jugera - on se fiche des noms qu'elle retiendra-, et que nous ne serons plus là pour les voir gravés au fronton des bibliothèques.
Que tout cela ne vous arrête pas : écrivez VOTRE histoire.
Certains prétendent qu'il faut beaucoup lire pour bien écrire.
Je pense qu'il faut surtout avoir beaucoup lu : dès l'âge de six ans et jusqu'à mes quinze ans, j'ai lu un livre par jour. Tout y passait. Je me souviens de l'effroi d'une conseillère scolaire, qui me demandait quelles étaient mes lectures, et à laquelle j'avais répondu avoir lu la veille "Éloge de la Folie" d'Érasme. J'avais treize ans. Je n'avais pas menti, je l'avais lu parce qu'il était sur l'étagère et que je lisais tout ce qui était sur l'étagère. Les livres me remplissaient, parce qu'il y avait en moi un vide abyssal. Aujourd'hui, je ne lis plus, ou plus de la même façon. Je lis les livres à la mode comme on essaie une robe de la nouvelle collection. Souvent, cela m'ennuie - même si je finis toujours un livre entamé par acquit de conscience-, et très vite, je remets mes oripeaux confortables, en retrouvant, pelotonnée dans mon fauteuil, des pages jaunies et chéries. Ainsi, certains livres m'accompagnent depuis toujours. J'entretiens, par exemple, depuis plus de trente ans, une relation trouble et passionnée avec le "Livre de ma mère" d'Albert Cohen. Régulièrement, je le perds. Dans un train, un avion. Puis, il me manque - ses mots, ses émotions, le souvenir d'une mère que je n'ai pas et qu'il pleure - et je le rachète. Pour le perdre à nouveau.
Aussi, je me suis interdit de lire quand j'écris un roman. J'ai trop peur que le rythme d'un autre, d'une autre, supplante le mien. Que je prenne son accent, ses tics de langage. Que sur les fonts baptismaux, je découvre, horrifiée, une supposition d'enfant. Alors, en ces périodes d'enfantement, je me tiens en retrait prudent des écrits des autres.
Ce que je vous dis et vous redis, c'est qu'une seule chose compte : soyez vous-même. Vous avez vu le monde avec un regard qui n'appartient qu'à vous. La pluie sur votre peau, les larmes sur vos joues, les rires à gorge déployée, ce sont les vôtres. Ne l'oubliez pas quand vous écrivez : vous êtes unique. Une de mes enseignantes à Sotheby's, une jeune originale jusqu'au-boutiste dans ses extravagances, le disait en anglais en préambule de son cours : "What's your UNIQUE proposal ?". C'est quoi, chez vous, ce que vous avez à offrir, et que nul autre que vous ne possède ? Ce qui fait que vous êtes unique ? Vous le savez. Bien sûr que oui. C'est tout au fond de la faille, Allez, fouillez, puis arborez-le fièrement.
Écrivez avec sincérité, même quand tout est faux. Utilisez-le "je" pour être le héros, ou ne l'utilisez pas, pour garder la distance. Peu importe. Donnez même au plus affreux des antagonistes la beauté du désespoir. Rendez vos héros faillibles, faites-en des amoureux transis ou des sociopathes aussi froids que le marbre. Peu importe encore. Faites-le avec sincérité : servez-vous de vos expériences.
Posez vos marionnettes dans un cadre qui vous soit familier. Que le bruit des étoffes, le son des vagues sur les roches, les pas dans l'entrée aient tinté à vos oreilles. Que le brouillard ou l'arc-en-ciel aient visité vos pupilles. Que le goût de ce qu'ils aiment ait fait chavirer vos papilles. Que leurs émois aient frissonnés sur votre peau. Que les mots qui sortiront de leur gorge soient ceux que vous auriez pu dire si vous aviez été à leur place. Peu importe qu'ils soient sales ou beaux. Vous êtes un hussard, vous êtes une princesse, vous êtes qui ils sont. Parce que ces personnages, quelque part, et même si ce n'est pas vrai, et même si comme disent les enfants, c'est "pour de faux", ils sont vous. Vous êtes unique. Et multiple. Vous êtes un écrivain.
Les romans d'Anna Alexis Michel sont disponibles sur Rencontre des Auteurs Francophones
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