Mardi.... Notre formidable rendez-vous hebdomadaire sur la difficile passion de l'écriture. Un nouvel article passionnant signé Anna Alexis Michel, talentueuse auteure belge de Miami.
Ne vous méprenez pas ! Lorsque je parle de point de vue, je ne parle que de cartographie intérieure. De déplacer, en vous-même, tous les curseurs de vos certitudes pour substituer aux vôtres celles nécessaires à la narration de l'histoire. Cette gymnastique de l'esprit qui consiste à changer de lunettes pour voir le monde avec un regard différent n'est pas commune. Les humains l'appellent l'empathie. Elle est rare et encombrante. Pourtant, chez les écrivains, elle est indispensable et elle doit être cultivée. Qui racontera l'histoire ? Avec quel point de vue ?
Ne vous y trompez pas : cette question est essentielle puisque le point de vue que vous choisirez aura une influence déterminante non seulement sur le déroulement de votre histoire, mais encore sur la façon dont le lecteur va percevoir le récit. Sans point de vue, le récit se perd et perd son lecteur.
L'écrivain peut opter entre :
• le point de vue d'un narrateur interne. Le récit est écrit à la première personne. En utilisant le "Je". La plupart du temps, c'est le protagoniste qui s'exprime. Cette utilisation du "Je" a l'énorme avantage de tous les récits "autobiographiques", même purement fictionnels : une sincérité et une proximité qui permettent au lecteur de s'attacher au personnage, de partager ses angoisses et ses combats et de s'identifier à lui. Même si "je" est un "autre" ou précisément parce qu'il l'est, le lecteur peut se projeter grâce à cet avatar dans des vies qu'il n'aura jamais. La première limite du "Je", c'est qu'à moins d'être un dieu, votre personnage ne sait pas tout. En conséquence, comment le spectateur comprendra-t-il ce que le protagoniste lui-même ignore ? Que les secours arrivent ou n'arriveront jamais. Il faudra beaucoup de savoir-faire à l'écrivain pour décrire le contexte et les actions au travers des seuls yeux du protagoniste. Mais tout est possible si vous êtes doué.
L'autre limite du "Je", c'est que dans un monde saturé d'images, où tout bon livre, ou du moins tout livre à succès est porté à l'écran, vous réduisez les chances de voir le vôtre faire l'objet d'une adaptation. L'adage "show don't tell" déteste le verbiage. C'est l'action qui parle et le dialogue qui le sert. Or, même si vous ne rêvez pas d'une adaptation à l'écran, les lecteurs d'aujourd'hui sont majoritairement aussi des spectateurs, et la plasticité toute relative de leur cerveau se lasse vite des longs monologues. À moins qu'ils ne soient passionnants. • le point de vue d'un narrateur externe. C'est le récit vu de l'extérieur. Celui qui utilise la troisième personne "Il/Elle", au singulier ou au pluriel, pour décrire les personnages et leurs actions. L'écrivain endosse le rôle du spectateur de l'action et se fait rapporteur auprès du lecteur. Il est le conteur du récit. Cette option peut avoir plusieurs variantes : – un narrateur qui a une connaissance limitée. Il décrit le personnage, ses émotions, ses interactions, mais il ne pose pas les questions et il ne donne pas toutes les réponses. Il accompagne chaque personnage et ne découvre, au sens propre et figuré, l'action qu'au fur et à mesure qu'il est nécessaire au lecteur de la connaître. Souvent, l'écrivain endosse un costume qui justifie ce "il"ou "elle" : le narrateur est un témoin des événements, un enquêteur, un chercheur, un personnage secondaire ou un figurant de l'histoire qui la raconte telle qu'il s'en souvient ou telle qu'il la reconstitue. – un narrateur omniscient : c'est dieu, ou ce qui y ressemble le plus dans la fiction quand elle tourne mal, à savoir le savant fou. Ses personnages sont des rats pris au piège dans des labyrinthes dont il déplace les trappes au fur et à mesure qu'ils avancent. Manichéen, il peut divulguer au lecteur toutes les informations qu'il juge pertinentes, quand et comme il le veut, sans en informer le personnage. Quand l'écrivain utilise un narrateur omniscient, il lui donne souvent l'apparence du tueur qui se confesse à la veille de son exécution, ou au contraire de la victime qui pour survivre a dû piétiner ses principes. En ce qui me concerne, et parce que plus c'est compliqué, plus c'est intéressant, je ne me limite, dans mes romans, à aucun de ces points de vue. Mon choix est celui de faire appel à ce que l'on appelle des "narrateurs multiples". Je donne la parole à mes protagonistes. Chacune d'elles, puisque ce sont des femmes, utilise le "Je". Le lecteur les suit, les aime ou les déteste, mais, comme elles, il ne sait rien de ce qui se trame loin de leurs yeux. Il ne peut que supputer. Puis j'alterne, passant la parole à un narrateur externe, un tantinet retors puisqu'il semble omniscient puis l'instant d'après, il se retient comme s'il ne voulait pas laisser le lecteur deviner la suite. Puis, je redonne la parole au protagoniste. Et ainsi de suite.
Mais avoir plusieurs voix qui s'expriment, c'est évidemment cultiver une certaine forme de schizophrénie littéraire. Chaque personnage, lorsqu'il exprime son point de vue, ne peut être confondu avec aucun autre, sous peine que le lecteur perde le fil du récit et l'envie de finir le livre. Il faudra donc que chacun des narrateurs ait une pensée spécifique et l'exprime dans un registre de langue qui lui soit propre. Que chaque personnage soit unique. Que chaque regard sur le monde soit unique. Comme le vôtre. Que chacun de vos narrateurs, qu'il soit un ou une multitude, soit unique. Puisque vous êtes multiple. Et unique. C'est antinomique mais parfaitement compatible : c'est précisément ce qui fait de vous un écrivain.
Les romans d'Anna Alexis Michel sont disponibles sur Rencontre des Auteurs Francophones
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