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L'ÉCRIVAIN ET LE PROTAGONISTE

"Tout couple est un espace de mutations infiniment fécondes. C'est un creuset de changements bouleversants, d'évolutions surprenantes dont aucun des protagonistes ne sort sans cicatrices ni révélations du pire et du meilleur de ses possibles." Jacques Salomé, Éloge du couple.



J'aime cette citation, non seulement parce qu'elle me parle de ce qui fait la quintessence des rapports humains, mais parce qu'elle recèle à mes yeux une des utilisations les plus intéressantes du mot "protagoniste". Tout y est résumé en quelques mots : le protagoniste, c'est l'acteur d'un espace en mutation dont il ne sortira pas sans cicatrices ni révélations.

Dans le théâtre grec antique, le protagoniste (du mot grec πρωταγωνιστής, protagoniste, « quelqu'un qui joue le rôle du personnage principal »), c'est le personnage principal. Aujourd'hui, ce mot s'utilise lorsqu'on parle de tout support qui raconte une histoire, qu'il s'agisse de littérature, de théâtre, de cinéma ou de télévision. Il n'est pas nécessairement le narrateur, car un tiers peut raconter son histoire. Il n'est non plus nécessairement le héros, ni même le gentil de l'histoire.


Non, ce qui distingue réellement le protagoniste des autres personnages, c'est qu'il est le moteur de l'action. Ce qui signifie deux choses : - l'histoire va se construire autour de lui, avancer par et grâce à lui. En clair, si vous punaisez vos personnages sur le mur, la photo de votre protagoniste est au centre. C'est de lui ou vers lui que partent toutes les relations. - le protagoniste est celui qui vit le conflit. Ce conflit, il l'opposera à quelqu'un ou quelque chose qu'il devra combattre.


Expliquons simplement à ce stade qu'en se confrontant à ce quelqu'un ou quelque chose, le protagoniste va devoir effectuer des choix. Et ces choix, le personnage les fera sous pression. Comme il les fera sous pression, ce seront souvent de mauvais choix - tant mieux pour le lecteur parce qu'il faut des rebondissements dramatiques- mais ces choix, même mauvais, en même temps qu'ils feront avancer l'action, serviront à révéler la nature du personnage. Au fur et à mesure, le protagoniste connaîtra des pressions dramatiques croissantes, souvent extérieures, et il devra affronter des dilemmes de plus en plus cornéliens, évidemment intérieurs.

Car, oui, il y a deux types de conflits en fiction : interne et externe. Et une œuvre riche doit nécessairement cumuler les deux. - Le conflit externe est facile à comprendre : on combat le dragon, les forces du mal, un phénomène naturel dévastateur, les extra-terrestres...Un antagoniste - nous développerons cette notion dans une prochaine chronique - de chair et d'os ou un antagonisme quel qu'il soit. - Le conflit intérieur est plus difficile à comprendre pour un jeune auteur. Pourquoi ? Parce que nous sommes en général trop complaisants avec nos personnages. Ils sont à notre image, et nous avons en conséquence du mal à leur reconnaître des failles. Pourtant, il leur en faut. C'est indispensable. Pourquoi ? Pour qu'ils ne soient pas ennuyeux, mais aussi pour qu'ils "fassent vrai". Parce que dans la vie, les humains sont en proie à des conflits intérieurs : ils ne sont pas monolithiques, ils passent par toutes les émotions et sont souvent éminemment versatiles. Ce qu'ils adorent aujourd'hui, ils le brûleront demain. La passion qui les consume ce matin aura ce soir-même le goût insipide du réchauffé. Donc, il faut que votre personnage soit en proie à des contradictions.


Mais heureusement, souvenez-vous, nous ne recréons pas le réel, mais nous en faisons un ersatz. Il vous suffira donc de doter votre protagoniste, par exemple :

- d'une faiblesse psychologique : il a un complexe, une insécurité, un doute qui lui pourrit la vie ; - ou d'une faiblesse morale : il est en porte-à-faux avec les valeurs de sa famille, de son milieu. Il aurait commis un acte qui s'il était révélé le bannirait à jamais, il a des croyances limitantes, il est piégé dans des loyautés familiales. Toutes choses dont il n'est pas conscient ou pas totalement conscient au début du récit ; - de deux traits, au minimum, en apparence incompatibles : vouloir crier son amour sur tous les toits et être terriblement introverti, par exemple. Parce que c'est ce qui va d'une part lui donner de l'épaisseur, cette oscillation permanente en lui-même, et d'autre part le rendre attachant pour le lecteur. Oui, "le protagoniste est comme moi", se dira-t-il, "il voudrait bien faire, mais tiraillé entre des injonctions contradictoires, il se plante" et il en concevra d'autant plus de tendresse pour votre personnage.

Donc, soyez bon envers vous-même en étant intraitable avec votre protagoniste. Dressez la liste de ses défauts et de ses faiblesses. Listez-les. Puis, cachez-les. Pas seulement du lecteur. Mais du protagoniste lui-même. Au fond d'une boîte. Enfin, quand il sera temps, entrouvrez la boîte, plongez la main, saisissez-vous de ces défauts et jetez-les en pluie, comme de la poussière de fée, tout au long du récit. Et, même si comme Pandore, vous avez jeté sur votre protagoniste tous les maux de la terre, sachez qu'au fond de la boîte, il reste l'espérance. Celle des fins heureuses. Celle qui dépend de vous, celle que vous écrirez. Vous êtes un écrivain.


Les romans d'Anna Alexis Michel sont disponibles sur Rencontre des Auteurs Francophones


Retrouvez son interview :




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