L'auteur Mona Azzam nous offre une pièce en cinq tableaux, à dévorer en ce dimanche de juillet.
Les personnages
-Le Balai
-La Pelle
-Les autres : La Poubelle, Le Vent,
le fœtus, La Main
Le décor
Toute la pièce, à l’exception du dernier tableau se déroule dans un même lieu : à l’intérieur d’une chambre minuscule. Cela pourrait ressembler à une cuisine mais ce n’est pas une cuisine. C’est un petit monde.
Les murs peints à la chaux sont nus et nulle porte n’existe.
Seule une petite fenêtre permet aux personnages de “s’emparer” du monde extérieur. Peu importe dès lors l’endroit où errent les personnages, l’espace étant celui de nulle part.
Quant au temps, il semble inexistant.
L’action se passe, sans véritable action.
PREMIER TABLEAU
Le rideau se lève.
Le Balai et La Pelle sont déjà là. Ils ne bougeront pas tout le long de la pièce.
Ils attentent, adossés contre un mur, le mot de la fin.
Le Balai, La Pelle, Le Vent
Le Vent surgi des entrailles de la terre réanime le petit monde aux multiples
facettes.
LA PELLE : - Le vent s’est encore levé.
LE BALAI : - Je sais.
LA PELLE : - Pourtant, tu ne t’agites pas.
LE BALAI : - À quoi bon ?
LA PELLE : - Mais ne vois-tu pas que les feuilles commencent à faire du grabuge ? Serais-tu inconscient ?
LE BALAI : - Oui, je suis un conscient. Et je vois… toute la pourriture du monde collée à mon manche tel un étau qui se resserre autour de moi.
LA PELLE : -Mais que veux-tu ? C’est ton lot.
LE BALAI : - Je veux balayer l’Ailleurs et pouvoir disperser les azurs.
LA PELLE : - Et que recueillerais-je à mon tour. Le néant ? À quoi sert une pelle vide de son contenu ?
LE BALAI : - Et de son contenant aussi.
LA PELLE : - Que serait mon existence sans contingence ?
LE BALAI : - Des mots. Ce serait des mots. Il me faudrait avoir la force de retenir les mots. Des mots pour balayer les maux. Cette main invisible qui me tient, qui m’agite, qui me rejette là, contre ce mur hideux…
LA PELLE : - Que ferais-je avec des mots, avec des mots vidés de toute consistance ? J’en mourrais, moi, qui ne vis que dans la joie de recevoir !
LE BALAI : -Tu reçois ? Mais oui. Tu prends tout ce que je te donne ; les déchets et l’âme du monde. Tu prends sans jamais donner.
LA PELLE : - Mais je ne garde rien. Je ne suis pleine que pour quelques secondes. Après, c’est le vide.
LE BALAI : - Oui… À quoi bon me plaindre ? J’ai, moi aussi, balayé l’âme du monde. Mais… Je te l’ai donnée.
(Silence)
LA PELLE : - Te souviens-tu de ce fœtus qui t’a donné tant de peines ? Je n’arrivais pas à le recevoir, faute de place.
LE BALAI : - Il a fini chez la Poubelle. La poubelle du monde.
LA PELLE : - Tu crois qu’il est mort ?
LE BALAI : - Je n’en sais rien. Peut-être.
LE VENT : ( soufflant légèrement) - Si seulement ils savaient…
DEUXIÈME TABLEAU
Le Balai, La Pelle, Le Vent
Le Vent agite les feuilles qui poursuivent leur chute. À l’intérieur du petit monde, Le Balai et La Pelle sont toujours là.
LA PELLE : - La Main n’est pas encore là. Je m’ennuie.
LE BALAI : - Tu crois qu’elle est morte ?
LA PELLE : - Non ! Ce serait la fin. Je ne serais plus là. Je serais chez la Poubelle… (Silence. La Pelle, d’une voix hésitante) avec le fœtus.
LE BALAI : - Et moi, j’irais parcourir le monde, déambuler à ma guise.
LA PELLE : - Comment ferais-tu sans La Main pour te tenir ?
LE BALAI : - Je voyagerais avec ma tête. Je deviendrais Poète. Je deviendrais Peintre. Ou Sculpteur.
LA PELLE : - À quoi bon ?
LE BALAI : - Je ferais un monde où les Balais n’existent pas. Où les Pelles n’existent pas.
LA PELLE : - Un monde sans moi ?
LE BALAI : - Un autre monde. Un monde avec des mots ; avec pour feuilles, toute l’étendue des cieux. Et pour plume, les cimes des montagnes.
LA PELLE : - Comment écriras-tu sans encre ?
LE BALAI : - J’irai puiser l’encre dans les océans bleus.
LA PELLE : - Crois-tu que je pourrais changer de couleur dans ton monde ? Le gris ne me va pas.
LE BALAI : - Oui…Je pense. Puisque je serais aussi Peintre. J’inventerais les couleurs. (Il se tait un instant et semble réfléchir) Tu n’existeras pas… dans mon monde.
LA PELLE : - Et tu seras seul ?
LE BALAI : - Je serai l’Unique.
LA PELLE : - Et moi ?
LE BALAI : - L’Unique face à la multitude.
LA PELLE : - Et moi ?
LE BALAI : - Tu ne seras pas.
TROISIÈME TABLEAU
Le Balai, La Pelle, La Poubelle
La Main n’est pas venue. Dans leur petit monde, La Pelle et Le Balai voguent, chacun de son côté du mur, sur les flots de ses pensées.
LA PELLE : - Tu rêves ?
LE BALAI : - Non. Tu me déranges. Je réfléchissais. À quoi rêvent les autres ?
LA PELLE : - La Poubelle ? Elle est si pleine qu’elle ne peut plus rêver.
LE BALAI : - Et toi ?
LA PELLE : - Je suis si vide que je ne rêve plus.
LE BALAI : - Suis-je donc le seul à pouvoir rêver ? Suis-je donc le seul ?
LA PELLE : - Peut-être.
LE BALAI : - Je suis l’Unique ! Je suis le seul ! Je vis, je rêve !
LA PELLE : - À quoi bon ?
LE BALAI : - Tu penses qu’elle viendra, la Main ?
LA PELLE : - Je ne sais pas. Je l’espère.
LE BALAI : - Tu espères ?
LA PELLE : - Et si elle ne venait pas ?
LE BALAI : - Je serais libre de pouvoir partir.
LA PELLE : - Et le fœtus ? Tu crois qu’il est parti ?
LE BALAI : - Demande-le donc à La Poubelle…
(La Pelle regarde La Poubelle qui se tient à l’écart, seule dans un coin, sous l’unique fenêtre)
LA PELLE : - Elle est sourde. Tu l’as déjà entendu pleurer ?
LE BALAI : - La Poubelle ?
LA PELLE : - Non. Le fœtus.
LE BALAI : - Non. Et toi ?
(Silence. La Pelle, d’un regard envieux vers la fenêtre)
LA PELLE : - Il y a tant à recevoir ! Dehors, la terre doit être jonchée d’une multitude de dons.
LE BALAI : - Ce n’est que pourriture.
LA PELLE : - Dire qu’il y a tant à prendre, dehors… si seulement je pouvais…
LE BALAI : (d’un ton sec) - Alors ? Tu rêves ? Non ! Pas ça ! Pas toi ! Je ne veux pas que tu rêves ! C’est moi, le maître du rêve !
LA PELLE : - Tu es le maître du rien, de l’impalpable.
LE BALAI : - Je suis le maître. Le seul à pouvoir palper l’impalpable !
LA PELLE : -Tu es fou.
LE BALAI : - Oui. Je suis le garde-fou.
QUATRIÈME TABLEAU
Le Balai, La Pelle, La Poubelle et Le Vent
Le Vent s’est envolé. Dehors, tout est calme. Les feuilles mortes jonchent le sol et attendent avec impatience d’être balayées.
LA PELLE : - Moi qui ai pris tant de choses au cours de mon existence, le bonheur, je n’ai pas su le prendre. Pas une seule fois.
LE BALAI : - Tu crois que je te l’aurais donné ? Non. Je balaie le malheur du monde pour te l’offrir. Le bonheur, je ne l’aurais pas balayé. Je l’aurais pris.
LA PELLE : - Tu m’en aurais donné un petit bout ?
LE BALAI : - Jamais ! Mais, qu’est-ce que j’entends ? Tu rêves au bonheur ? Toi ? Tu n’as pas le droit de rêver.
Un silence morbide s’est abattu sur le petit monde, comme une écharpe de laine hideuse autour d’un cou gracile.
LE BALAI : - J’agonise. Je le sens. C’est la fin de l’éternité.
LA PELLE : - Non. Tu dors. Les choses ne meurent pas. Elles s’immobilisent en silence et finissent par s’user. D’inactivité.
LE BALAI : - Une chose ? Moi ? Je suis l’être des choses. L’être et le paraitre.
LA PELLE : - Peut-être.
LE BALAI : - J’entends, de loin, la voix du monde.
LA PELLE : - Des pas…
LE BALAI : - C’est la fin.
LA PELLE : - Ça se rapproche.
LE BALAI : - Silence !
CINQUIÈME TABLEAU
Le Balai, La Pelle, La Poubelle, Le Vent et le fœtus
Les murs du petit monde sont maintenant colorés d’une teinte verdâtre et, sur la fenêtre, ruissellent des gouttes de pluie, rouges, telles du sang tiède
La Poubelle est toujours à sa place. Le Vent souffle sans un brin de vent.
LA PELLE : - Tu l’entends ? C’est… le fœtus.
LE BALAI : - Qui n’est plus un fœtus.
LA PELLE : - Et dire que je l’ai recueilli sans pouvoir le garder…
LE BALAI : - Et moi qui l’ai chatouillé, s’en souvient-il ?
LA PELLE : - Il s’en va. Il s’éloigne. Il emporte La Poubelle.
LE BALAI : - Délivré ! Je suis libre.
Le fœtus se tient au milieu de la cuisine qui n’est pas une cuisine, assis sur La Poubelle.
LA PELLE : - Que faire contre l’usure ? Je ne bougerai plus. C’est atroce !
Le fœtus devenu fœtus adulte se rapproche de La Pelle, tenant entre ses mains un seau couleur de sang.
LE BALAI : - Courte trêve. Il a laissé La Poubelle.
LA PELLE : - Il me tient. Ô bonheur, Ô joie ! Seule importe la chaleur humaine. Je revis.
LE BALAI : - Non. Tu rougis. C’est la fin du rêve. Il est devenu Peintre. Serait-il Poète ?
LA PELLE : - Comment ? Avec sa tête, il serait Poète ? As-tu jamais vu un Poète à tête ?
LE BALAI : - Non. Jamais. Il s’approche. Il me tient…
Soudain, un fracas. À même le sol, git Le Balai sans son manche, tel un mot sans syllabe qui s’efface avec douleur et s’égosille..
Dehors, Le Vent s’est levé comme un rebelle qui s’insurge.
Le Bas-laid s’est éveillé.
LE BALAI : - C’était ainsi dans mes songes. Adieu, Pelle. Adieu compagnon de mes jours infernaux. Je me meurs comme un songe se nourrit de mensonges. Je te laisse tout : la pourriture et les ordures.
La Pelle, toujours contre son mur, regarde en silence Le Balai étendu au milieu de la pièce.
LA PELLE : - Je voudrais…
LE BALAI :- Je sais. Je te laisse mon manche. J’emporte les azurs. J’emporte le futur. Et l’écriture.
Découvrez les romans de MONA AZZAM
La pièce en cinq tableaux de Mona est originale et sublimée par ses mots bien à elle, chaque écrit de Mona est empreint d'une poésie qui transporte ses lecteurs. Je la reconnais entre mille. Bravo Mona pour ce très joli texte.😍