On a découvert, dans le Caucase géorgien, les plus vieux vestiges de domestication de vignes dans le but avéré de produire du vin. Ils datent de 8000 ans, près d’un millénaire plus tôt qu’estimé jusqu’alors. Cette région, entre Mer Noire et Mer Caspienne, est considérée comme le berceau de la viticulture qui s’est développée sur les contreforts des montagnes traversant ce que sont aujourd’hui la Géorgie, l’Arménie, l’Anatolie orientale, l’Azerbaïdjan, l’Iran du Nord et le Kurdistan. La légende biblique valide cette hypothèse qui, après le Déluge, fit planter à Noé un pied de vigne sur le Mont Ararat aux confins de la Turquie orientale et de l’Arménie.
Né dans les montagnes eurasiennes, le vin est descendu dans les plaines méditerranéennes et mésopotamiennes pour entrer dans l’Histoire et ne plus la quitter. Dans un intéressant mouvement giratoire d’Est en Ouest, le vin a accompagné toutes les grandes civilisations. De Sumer à Babylone, des plus anciennes dynasties d’Assyrie et d’Egypte au Sud de la Méditerranée à toutes les cités-Etats de la Grèce au Nord, de Rome aux confins de l’Empire en Espagne, en Gaule et en Afrique du Nord, le vin a laissé des témoignages innombrables de son importance dans la vie publique et privée. Après un intermède d’un millénaire, le vin et la vigne reprendront leur expansion en se confondant alors avec la culture chrétienne et le style de vie occidental. Les premières vignes sont plantées au Mexique et en Argentine par les conquistadors espagnols, dans le sud de l’Afrique sur la route maritime des Indes par les Boers néerlandais aidés des protestants français en exil, puis dans les nouvelles colonies britanniques en Amérique du Nord où, après la Virginie, la vigne trouvera une terre d’accueil encore plus propice dans les collines du Nord de la Californie, enfin au début du XIXième siècle sur les sols d’Australasie. La boucle est presque bouclée avec l’entrée du Japon, de la Chine et de l’Inde dans l’ère des consommateurs avant que ces pays ne rejoignent, c’est le sens de l’histoire, celle des producteurs.
Par quel miracle le produit de ces baies sauvages a t-il acquis cette importance et cette permanence dans l’histoire de l’homme sédentarisé ?
On pourrait, comme Jean-Robert Pitte, Membre de l’Institut, répondre et ce serait déjà suffisant « qu’à l’image des anciens, le vin est si merveilleux que son origine ne peut être que divine ». Je complèterai en observant que le vin, depuis ses débuts, a toujours combiné « plaisir, rareté et donc prestige » et que, corollaire de cette observation, il était recherché par les puissants qui lui ont apporté protection à tous les stades de sa fabrication, de son stockage et de sa circulation. Quand cette protection a cessé, le vin a reculé, parfois même a disparu et les revenus fiscaux qu’il générait.
Je n’élaborerai pas sur la dimension « plaisir », pourtant essentielle, sinon en faisant parler Socrate: « Buvons donc, amis, le vin endort les chagrins comme la mandragore assoupit les hommes. Quant à la joie, il l’éveille comme l’huile, la flamme ».
Plaisir donc. Mais aussi rareté car le vin vient d’ailleurs. A Babylone, on le nomme « bière des montagnes », ce qui lui confère une image d’exotisme, et il arrive en quantités infimes du fait des faibles rendements de l’époque et des complications d’élaboration, de conservation et de transport. Et quand la production augmentera, par l’extension des surfaces cultivées, les puissants, autorités politiques et religieuses, abandonneront la piquette aux paysans et aux soldats, pour tenir leur rang en buvant ou en offrant les meilleurs crus généralement venus de loin. Diodore de Sicile, chroniqueur grec du 1er siècle av. J.C. écrit : « Enrichis et héllénisés, les Romains ont appris à aimer les bons vins, à les payer cher et à en faire étalage ». Les vins de Chios et de Lesbos étaient recherchés dans tout l’Empire et nombreuses sont les traces d’échanges commerciaux au long cours entre le lieu de production et de consommation.
Bien de prestige par sa rareté, réservé aux dieux et aux princes, de nombreux textes attestent de la protection accordée au vin, aux vignes et même aux vignerons et aux marchands. Le Code d’Hammourabi à Babylone prévoit le supplice du bûcher aux prêtresses qui ouvriraient les portes des réserves du Temple. Dans les textes hittites, la loi punit les dommages causés aux vignes et ordonne aux propriétaires de clore leurs parcelles. Dans l’Empire Romain, la production est réglementée et, par exemple, en Gaule, seuls les citoyens romains ont le droit de planter des vignes et, après avoir élargi cette faculté, Domitien interdit, en 92 après J.C., toute nouvelle plantation en Narbonnaise et fait arracher 50% du vignoble pour protéger les viticulteurs romains. Objet de nombreux échanges commerciaux, la protection s’étend aux routes commerciales, terrestres ou maritimes. Après la chute de l’Empire Romain, c’est l’Eglise qui, partout en Europe, reprendra le rôle tutélaire et, avec l’extension des ordres monastiques, protègera, restaurera et améliorera la culture de la vigne, contribuant de façon décisive à la géographie actuelle des vignobles et des cépages. Quand la protection disparait, affaiblissement du pouvoir ou choix politique ou religieux, la vigne recule. Il n’est qu’à voir, proche de nous, l’effet dévastateur de la Prohibition sur le vignoble américain entre 1920 et 1940.
Eric Remus a été le co-propriétaire et le gérant d’un domaine viticole à Saint-Emilion, Château Edmus. Après la cession du domaine fin 2019, il a écrit un roman inspiré par son expérience personnelle, Irouléguy Mon Amour, itinéraire d’un sommelier publié en 2021 aux Editions Persée, disponible aux Etats-Unis au travers de Rencontre des Auteurs Francophones. Le roman a été primé par les Gourmand Awards 2022 et par l’Organisation Internationale du Vin et de la Vigne (prix du jury de l’OIV 2022).
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