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HOMMAGE À JEAN DE LA FONTAINE PAR ANNA ALEXIS MICHEL

Les auteurs de Rencontre des Auteurs Francophones ont désiré rendre hommage à Jean de La Fontaine, le plus connu de nos auteurs français depuis des générations. Depuis des siècles !

Il n'est un francophone qui n'a récité une fable, sur les bancs de l'école et plus tard, quand on lui demandait ce se souvenir de ses années d'enfance.


L'auteure Belge de Miami nous livre un très beau texte pour cet anniversaire.


La Fontaine, la belle et le vieux beau.


Il lui avait offert une très ancienne édition des Fables de La Fontaine. Une édition imprimée à la Librairie Économique, 94 rue de la Harpe à Paris. La couverture était noire, d'un cuir calciné, et elle était reliée d'un cordage apparent, un peu comme la grosse ficelle dont on construit les cerfs-volants. Quand elle l'avait ouvert, la page intérieure -originellement dessinée pour imiter le marbre et que le temps avait délavé -, l'avait fait penser à une tranche de mortadelle aux pistaches, artisanale et vieillie d'avoir tout l'après-midi traîné sur le comptoir dans l'attente d'un improbable client.

Elle avait dit, incrédule : Économique ?

Il avait feint de ne pas comprendre : oui, puisque tu étudies le français, je me suis dit que c'était indispensable.


Elle avait rangé le livre dans son sac, se disant que cet homme, décidément, ne la méritait pas. Elle, au moins, avait apporté un vrai cadeau : une bouteille de champagne qu'ils boiraient en regardant l'horizon infini depuis le pont du bateau. Puisqu'il en avait un et qu'il l'avait invitée à y passer l'après-midi.

En arrivant sur le port, elle avait déchanté : l'antique et extraordinaire bateau en bois dont il lui avait parlé et qu'il était si fier d'avoir restauré, c'était un petit bateau à voiles qui tenait davantage de la felouque du Nil, à la voile latine, que de l'élégant Riva des bords de l'Adriatique dont elle avait rêvé.

Ils étaient restés à patauger dans l'Intercostal, sans sensation de vitesse pour les enivrer. Et le vent qui s'était mis à souffler ce jour-là était de ceux qui vous décoiffent sans vous mettre à votre avantage. Il y avait une petite houle qui faisait tanguer la barque à vous soulever le cœur, tandis que la bôme oscillait par à-coups de droite à gauche puis de gauche à droite, les obligeant régulièrement à baisser la tête pour éviter d'être projetés par-dessus bord.


Elle s'était pelotonnée dans le fond, calant son dos avec le grand cabas dont elle ne sortirait rien : ni le joli paréo pour jouer les Salomé ni le petit haut en lamé qu'elle avait prévu pour le soleil couchant.

À un moment, il lui avait lancé un cordage, tout trempé, lui intimant en riant, de le tenir bien fort. Elle l'avait évité d'un coup d'épaule, comme s'il lui avait jeté un serpent, et elle avait rajusté ses lunettes pour marquer sa dignité froissée.


Elle avait calé la bouteille de champagne glacée entre ses cuisses, et derrière ses lunettes de soleil toutes piquées d'embrun, elle le regardait : il était rougeaud et rayonnant. Bien qu'il ait le double de son âge, il avait l'air d'un gosse, sautant d'un côté à l'autre, manifestement heureux. C'était donc à ça qu'il passait ses dimanches ?


Il n'y avait plus qu'à boire, cela passerait le temps, s'était-elle dit, tandis qu'il les ramenait vers la rive. D'une main, elle avait saisi par le goulot la bouteille toujours coincée entre ses cuisses, et de l'autre le muselet qu'elle avait défait un peu nerveusement. Trop sans doute, elle n'avait pas eu le temps d'enlever la coiffe, le bouchon avait sauté et la fontaine de champagne jaillissante lui avait éclaboussé le visage et les cuisses. Quel gâchis, avait-elle pesté. Au contraire, avait-il dit, le sourire concupiscent. Trop loin d'elle, puisqu'il était toujours accroché à sa bôme, pour goûter comme il l'aurait voulu, le champagne sur sa peau salée.


À la voiture, sous prétexte de lui ouvrir la porte, il l'avait coincée contre le métal brûlant. Son désir était palpable. Il avait dit :

-Et maintenant ?

-Et maintenant, tu me ramènes chez moi, lui avait-elle répondu en le regardant droit dans les yeux.

Le trajet s'était passé en silence. En descendant de la voiture, elle avait supprimé son numéro de son répertoire téléphonique.


Elle m'avait appelée le soir, horrifiée de son comportement et du cadeau pourri qu'il lui avait offert. Les fables de la fontaine, et pourquoi pas du marché, ou du village ? Est-ce qu'il la prenait pour une paysanne ? Bien sûr, de son misérable village natal dont elle ne parlait jamais, elle n'avait retenu de l'école que les leçons de la vie, mais ce n'était pas une raison pour ne pas la respecter. Après tout, elle avait accompli de grandes choses et elle n'avait jamais eu froid aux yeux quand elle avait dû tracer son chemin dans ce pays. S'il voulait une femme trophée, il n'avait qu'à assumer et lui offrir un cadeau digne de ce nom.


Je lui avais dit d'aller chercher le livre et d'allumer sa caméra. Alors je m'étais mis à lui expliquer.

Les Fables n'étaient pas de la fontaine, mais de Jean de La Fontaine, un formidable fabuliste, qui utilisait les animaux pour parler des hommes. Elle eut soudain un grand sourire : oui, des hommes, elles en avaient connu pas mal et la comparaison lui paraissait tout à coup étrangement adéquate. Enhardie, je continuais : d'ailleurs, La Fontaine n'était pas le premier, Esope, un fabuliste grec, l'avait fait avant lui. Mais La Fontaine, en piochant chez Esope, avait eu le génie de réinventer le genre pour donner des leçons à ses contemporains, l'art du sarcasme sans l'air d'y toucher. Bref, c'était une peste, finaude. Comme elle.

- Ah, génial, j'adore, avait-elle dit. Et pourquoi il s'appelle La Fontaine alors ? Ça n'a rien à voir avec les Fables, cela ne se passe pas autour d'une fontaine ?

- Ça aurait pu, mais ce n'est pas la raison. C'est le nom de l'auteur, il avait bien une charge aux Eaux et Forêts comme son père avant lui, peut-être de là son intérêt pour les animaux. Mais ce nom de famille remonte, peut-être à bien avant tout ça.


Puis, je lui ai expliqué qu'aujourd'hui encore, les enfants, dans les écoles en France et un peu partout en Francophonie et de par le monde, apprennent ces fables, d'ailleurs traduites en de nombreuses langues. Qu'elles sont un trésor de l'humanité.

Qu'elles inspirent les artistes de toutes les disciplines. Je lui ai montré, à l'écran, tout ce qui en est né au cours des siècles : les jolies illustrations d'Eugène Lambert, les images d'Épinal et finalement, les sublimes dessins de Chagall.

J'ai ajouté que certains de ses vers, comme ceux extraits du Lion et du Rat, sont pratiquement devenus des mantras : "On a toujours besoin d'un plus petit que soi ", "Patience et longueur de temps font plus que force ni que rage".

-Vous connaissez ?

-Oui, je connais et je suis d'accord. Mais je ne savais pas d'où cela venait.

Elle eut un soupir. Il y eut un silence.

C'était le moment de le lui dire, ce que je savais depuis qu'elle m'avait parlé du livre et qu'il fallait qu'elle comprenne.

- Vous avez de la chance, ce que vous avez est un trésor. Pas seulement pour ce qu'il est, mais pour ce qu'il contient.

Elle avait souri, radieuse. Le type de cet après-midi n'était peut-être pas un bouffon, après tout.

J'avais enchaîné...

- Et puis vous voyez la dernière page, elle s'appelle erratum : comme on ne pouvait pas changer toute la typographie à chaque impression - cela aurait été trop cher et trop fastidieux -, on publiait les erreurs et les corrections à la dernière page. Un peu comme dans la vie : ce n'est pas grave de se tromper, pourvu qu'on corrige à la fin.

- Merci, avait-elle conclu, je crois que je vais lire le livre.


Elle l'a certainement lu cette nuit-là. Je ne sais pas si elle a revu celui qui lui avait offert.


Les romans d'Anna Alexis Michel sont disponibles sur Rencontre des Auteurs Francophones


Retrouvez son interview :




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