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L'ÉCRIVAIN ET LA RÉMANENCE




Que reste-t-il d'un livre quand on le ferme ? Voilà une jolie question. Celle du rapport de l'œuvre au temps. De la persistance de la mémoire. Un peu aussi de la fameuse Madeleine de Proust.

Le livre, catalyseur d'émotions, est refermé. La dernière page est tournée, le mot fin est apparu. C'est fini. Le livre est lu. On pourrait le relire. On va le relire, sans doute, sûrement, un jour, peut-être. Mais pas tout de suite. Il faut d'abord, pour prendre de la distance, s'en détacher, lui donner une place au milieu des objets inanimés, sur l'étagère, dans la bibliothèque.

On peut aussi décider de le laisser partir, pour qu'il vive sa vie, en le donnant à un ami. À prêter ou pour toujours. Ou - comme un nouveau-né qu'une mère abandonne en se persuadant qu'il aura une vie meilleure - en le confiant à une boîte à livres, sur le bord du chemin.

Que reste-t-il, quand le temps de lire le livre est révolu ?

Il faut d'abord, pour ceux et celles qui ne me connaissent pas, que j'explique ma conception du temps.

Je ne crois pas à la ligne chronologique de mes années d'écolière, celle qu'il y avait au-dessus du tableau, avec des couleurs et des dates, et puis les Mérovingiens, les Carolingiens et les Capétiens, au temps où on apprenait les rois de France sur toute terre qui avait, même brièvement dans l’histoire du monde, appartenu à la France.

Je crois, au contraire, qu'il y a tout en même temps. Je crois que le temps n'efface rien. Juste qu'il arrange les choses, au sens où il les réorganise pour que les douleurs soient rendues supportables par le souvenir des petits bonheurs glanés et précieusement rangés dans notre cœur, comme s'ils l'étaient par un petit écureuil agile et malicieux. Que nous sommes notre passé et notre avenir. Que le présent est comme un millefeuille translucide, où couche après couche, nous donnons un coup de vernis sur de vieilles patines. Ceux qui ont vécu dans mes murs y sont toujours, comme j'y serai moi-même. Les lieux se transforment, mais les souvenirs demeurent. Et quand les bibelots sont cassés ou dispersés à la brocante, quand leurs maîtres sont morts, viennent les enfants. Et dans leurs gênes, comme chez les chats harets, la souffrance et la méfiance des vieux abandons. Il n'y a pas de page blanche, on ne peut faire abstraction de rien du tout.

Donc, je crois en la rémanence, ce mot qui parle de la persistance d'un état après la disparition de sa cause. Je suis toujours tous les personnages avec lesquels j'ai grandi : la Patricia du Lion de Joseph Kessel, l'Élisabeth de la Grive de Troyat. Et je serai toujours Albert Cohen pleurant sa mère.


Voilà ce que je voudrais dire aux écrivains : pensez quand vous écrivez, à ce qu'il restera quand votre livre sera lu. À ce que le lecteur conservera de votre livre lorsqu'il ne l'aura plus entre les mains. Des souvenirs, des larmes, une phrase, une idée, un mot. Des images d'un lieu qu'il n'a visité qu'avec vous. Le parfum d'une amoureuse qui n'a jamais été la sienne, la lame froide d'un couteau qu'il n'a jamais brandi, l'odeur de la poudre qu'il n'a jamais sentie.

Vos mots ne sont pas innocents, ils ne peuvent pas l'être, ils ne le seront pas. Vos mots s'inscriront dans le temps de ceux et celles qui les liront. Un temps infini et circulaire. Ils n'en sortiront pas indemnes.

Et même, lorsque le livre en papier n'existera plus, même lorsque vos mots seront tombés dans le domaine public, même lorsque le dernier lecteur sera mort, il restera toujours, quelque part, quelque chose de vos mots. De léger, d'entêtant. Comme un parfum. Comme une rémanence.

Les romans d'Anna Alexis Michel sont disponibles sur Rencontre des Auteurs Francophones


Retrouvez son interview :




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