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LE MURMURE DES VOIX HUMAINES - NOUVELLE

En lice pour le Grand prix de l’histoire courte.


La barrière. 19 mars 2019

« Il entend au-dehors la rumeur de la mer, l’appel des goélands, une toile claquant au vent et, pareil à l’écho d’une fête lointaine, le murmure des voix humaines. » Flaubert.


Sous la bannière bleue, un homme. Un très jeune homme. Une quinzaine d’années, tout au plus. À en voir son allure et sa physionomie. Point n’est besoin de s’attarder sur son âge. Ceci reste un détail. Sans plus. L’essentiel est au-delà. Au-delà de cette barrière dont il rêve qu’elle se lèvera. Et qu’il la franchira. Pas après pas. Centimètre après centimètre. Jusqu’à l’autre côté. Là, devant lui, s’étend l’autre côté. Ces routes sinueuses entrelacées, entre pinède et garrigue. Son rêve le plus exaltant. Le plus ardu, aussi. Momo, le jeune homme aux yeux profonds d’avoir vu tant de choses, garde le regard fixe sur la barrière blanche. Cela fait des jours... et des nuits qu’il patiente ici, au même endroit, sans rien faire d’autre qu’attendre ce moment où elle finira par s’élever. Ainsi, il tentera le tout pour le tout, s’élancera vite et effectuera enfin le passage. Ce pour quoi il est ici. Ici. Parce que là-bas, plus rien ne vit. Ni survit. Parce que là-bas, ils n’y sont plus. Son père, sa mère. Et son petit frère... Tous emportés par cette vague gigantesque. Là, face à cette barrière blanche restée baissée depuis des jours, il revit le tout. La vague. La chaloupe qui se retourne. L’eau glaciale de la mer qui s’infiltre dans les poumons. Il revoit ses propres gestes, sous l’eau, battant des pieds et des mains dans l’affolement ; tentant de remonter à la surface. Il se souvient de cette profonde inspiration quand il a réussi. Enfin. Et qui a failli l’étouffer. Il se souvient des hurlements des femmes. Des pleurs des enfants. Il entend encore, alors que les cigales chantent autour de lui, ici, cette voix, dans l’obscurité, là-bas. Une voix reconnaissable entre toutes. La voix de son papa, Abraham, qui hurlait, vociférait : nage, Momo ! Nage, Momo ! Ne t’arrête pas ! Ne t’arrête pas, Momo ! Momo ne s’est pas arrêté. Pas même un bref moment. Il a nagé, longtemps. Rassuré à l’idée que les siens le suivaient. Poussé par la voix de son père. À chaque fois que ses forces faiblissaient et qu’il se sentait sur le point de s’arrêter, la voix de son père revenait l’invectiver, lui ordonnait de nager. Sans s’arrêter. Puis, ce moment foudroyant où il est parvenu jusqu’à un rivage. Foudroyant de solitude. Seul. Momo était seul. Des siens, aucune trace. Aucune rumeur. Et Momo s’est arrêté sur ce rivage. Frissonnant, grelottant, il a attendu l’arrivée de ses parents. Et de son frère, Balthazar. Ils ne sont jamais arrivés. Alors Momo s’est mis en marche, tournant le dos à la mer. Longtemps, il a marché, traversant des villages où les rues étaient propres ; où il n’y avait pas de chiens errants. Ni de soldats avec des mitraillettes. Était-ce ici que son père avait voulu les emmener ? Dans ces lieux où tout était calme et silencieux, où les raisins pendaient librement aux vignes et s’offraient à l’œil et à la portée de la main ? Du raisin. Jusque-là, il n’en avait vu que sur des images, dans des livres scolaires. Pour la première fois, Momo mangeait du raisin. Noir, blanc, teinté de rose, il goûtait à tout ; cueillait des grappes par-ci, par-là, avec prudence, se dissimulant derrière un arbre, dès qu’il apercevait quelqu’un. Un homme, une femme, des enfants parfois, qu’il observait de loin alors qu’ils jouaient, insouciants. Et Momo se disait, c’est donc ce qu’il avait voulu pour nous, papa. La chaloupe, la traversée, la mer... c’était pour ça. Pour que Balthazar puisse jouer librement, sans la crainte des hommes armés. Et pour que moi, je puisse manger du raisin... Mais papa n’est pas ici. Ni maman qui jamais ne dit un mot. Qui se contente de faire la cuisine et les diverses tâches ménagères. Qui se contente d’obéir à papa. Et Balthazar n’est pas ici. Peut-être est-il ailleurs ? Arrivé sur un autre rivage ? Peut-être qu’il joue ailleurs, avec d’autres enfants ? Un mouvement de l’autre côté de la barrière fait sursauter Momo. Vite, se mettre à l’abri. Pas trop loin de la barrière, des fois que... Accroupi derrière un arbre, il aperçoit un cheval suivi d’un autre cheval. Le mouvement venait d’eux. Par prudence, Momo qui sait qu’un cheval ne va pas seul, sans cavalier, reste tapi derrière l’arbre. Il ne pourra pas y rester longtemps. Il commence à avoir faim. Il lui faudra, sous peu, rebrousser chemin, à quelques lieues de là, cueillir du raisin. Pendant que les chevaux gambadent librement, de l’autre côté de la barrière, Momo lève la tête, contemple de nouveau ce paysage de l’ici, dont il ne se lasse pas, tant il l’émerveille. Tout ce qui se trouve par-delà cette frontière, c’est du jamais-vu pour lui qui n’a connu que les terres rouges et sèches, les sols désertiques, la poussière jaune et les chiens bâtards à la langue pendante. Du jamais-vu, cette herbe verte et grasse qui tapisse le sol. Du jamais-vu, cette bâtisse au fond, très blanche, si grande qu’elle fait penser à un château qu’il a pu voir dans les livres. Et tous ces arbres très verts qui entourent ce château. Et toutes ces rangées de vignes lourdement chargées de grappes de raisin juteux, et qui courent, jusqu’à la colline, à perte de vue... Et cette montagne, derrière la maison, gigantesque. Et que l’on voit de partout dans le village, et qui se pare d’or rouge au coucher du soleil. Cette montagne qui semble toucher le ciel... je ne sais pourquoi, se dit Momo, mais sa présence me rassure. Et je ne cesse de l’observer. À différentes heures de la journée. Lorsque la nuit tombe, elle disparaît complètement dans la brume. Mais je devine quand même sa présence. Et je me sens moins seul. Là-bas, d’où je viens, il n’y a pas de montagne. Tout est plat. Et les chevaux ne vont pas librement. Ni les hommes. Ni les femmes. Encore moins les enfants. Et pour l’heure, les chevaux devant moi continuent leur cavalcade, librement. Je ferme les yeux. Quel est ce monde étrange où je suis arrivé ? Est-ce que mes parents, mon frère Balthazar, se trouvent, eux aussi, ici, dans ce monde étrange ? Est-ce qu’ils finiront par me retrouver ? Mon père, Abraham, m’a dit de nager. Sans m’arrêter. Et j’ai nagé. Je ne me suis pas arrêté. Lui aussi ; ma mère aussi ; Balthazar aussi. Tous ont dû, comme moi, nager. Mais alors, où sont-ils ? J’ouvre les yeux ; juste à temps, pour discerner, une ombre, devant moi. Quelqu’un se tient dans mon dos. Je ne suis plus seul. J’ai été repéré. Qui est-ce ? Ami ? Ennemi ? Un soldat ? Je n’ose me retourner. J’ai peur. Je n’ose respirer. Soudain, une voix. Une voix de femme. Une voix douce. Qui force un peu sur les nasales, les accentue. — Petit ? Tu es perdu ? Douceur de ce « petit ». Douceur de ce « tu ». — Petit ? J’entends fourrager derrière moi. Que répondre ? Suis-je petit ? Non. Le petit, c’est Balthazar. Suis-je perdu ? Qui ne l’est pas ? Depuis que les hommes, les jeunes et les moins jeunes, se sont mis à porter des armes, à les pointer sur d’autres hommes, des jeunes et des moins jeunes, qui n’est pas perdu ? La voix me fait face à présent. Elle habite le corps d’une dame d’un certain âge. L’âge des mamies qui ont les cheveux blancs. La dame a des cheveux tous blancs. Coupés comme un garçon. Sa peau sur ses jambes est aussi blanche que ses cheveux. Son visage et ses bras sont roses. Le soleil, sans doute. J’aime la robe bleue de la dame. Bleue, avec des petites étoiles blanches. Petites, comme la dame. Qui m’observe, gentiment. Si je me lève, elle verra que je ne suis pas « petit ». Que je suis plus grand qu’elle. Déjà, elle me tend la main. — Viens, dit-elle. Ne reste pas ici, avec ce cagnard. Viens, rentrons. Tu dois avoir faim. Cette main tendue... je m’empresse de la saisir ; de m’y agripper. Comme à une promesse. La promesse de passer au-delà de la barrière blanche. Comme la promesse de tourner le dos aux guerres ; aux hommes chargés de mitraillettes. C’est peut-être ici que mon père, Abraham, a voulu que je m’arrête. Là où la montagne touche le ciel bleu. Là où les vignes sont lourdes de grappes gorgées de jus. Là où la petite dame aux cheveux blancs me prend par la main. Et me fait passer de l’autre côté. En me faufilant à sa suite, entre un muret et la barrière blanche. Qui ne se lève pas à notre passage. Face à nous, la montagne dont la pointe se perd dans le bleu du ciel. Et la bâtisse blanche semblable à un château, presque dos à dos avec la montagne. La dame me dirige vers l’intérieur. Après des jours passés sous le soleil, l’humidité intérieure me surprend. J’ai presque froid. Arrivé dans une grande pièce lumineuse dont les fenêtres donnent sur un des flancs de la montagne, j’ai du mal à me faire aux dimensions de ce qui me semble être une cuisine. Une grande table en bois, entourée de huit chaises également en bois, occupe le centre de la pièce. — Assieds-toi, petit. Je vais te préparer de quoi manger. Je lui obéis sans répondre. Sans tarder, une assiette est posée devant moi avec quelque chose qui ressemble à de la viande crue, des pommes de terre et du pain. — Mange. Tu dois être affamé. — J’ai soif, Madame. À peine prononcés ces mots qu’elle me sert un grand verre d’eau fraîche sur lequel je me précipite, buvant avec un glouglou si bruyant, qu’il amène un sourire sur le visage de la dame qui me ressert aussitôt. — Comment tu t’appelles ? — Momo. — Tu as quel âge, Momo ? Et où sont tes parents ? — J’ai... quinze ans, je crois. Mes parents, depuis le bateau, je ne sais pas. Je ne sais pas où ils sont. — Le bateau ? Quel bateau ? D’où tu viens ? — Le bateau... sur la mer. Mais la vague... la grosse vague a retourné le bateau. Tous, dans l’eau froide. J’ai nagé. Mon père m’a dit de nager... — Je vois. Tu as quitté ton pays... en bateau... La dame prononce ces mots à voix basse. Ses yeux sont mouillés de larmes. — Mon pays... les hommes-soldats. Mon père a dit... il faut partir. Prendre le bateau. Avec ma mère. Et Balthazar, mon frère. Mon petit frère. — Et ton pays ? — L’Érythrée. C’est le nom de mon pays. — Je vois. Et tes parents ? Ton frère ? Tu ne les as pas revus ? — Non. — Momo, tu es ici depuis quand ? — Je ne sais pas. Le soleil s’est levé et s’est couché plusieurs fois, depuis. — Tu as dormi dehors ? Personne n’est venu t’aider ? — Oui, madame. Dehors. Personne ne m’a vu. Je me suis caché. À cause des soldats. — Il n’y a pas de soldats ici, Momo. Mais, mange, mon petit. Tu n’as rien mangé depuis des jours. — J’ai mangé du raisin. Personne ne m’a vu. J’ai cueilli du raisin. Et j’ai mangé. C’est mal, madame ? — Non. Ce n’est pas mal. Quand on a faim, il faut se nourrir. Ne m’appelle pas madame. J’ai l’âge d’être ta grand-mère. Appelle-moi mamie Victoire. — Mamie Victoire ? Victoire, comme à la guerre ? — Non. Victoire, comme cette montagne, devant toi. Qui s’appelle la Sainte-Victoire. Ou encore, le Pic Saint Loup. — Le Pic Saint Loup ? Il y a des loups sur cette montagne ? — Non, Momo. Il n’y a pas de loups. Un jour, je te raconterai l’histoire de mon Pic. — J’aime cette montagne. Le Pic Saint Loup. Elle me protège, depuis que je suis arrivé ici. — Tu n’as plus rien à craindre, Momo. Personne ne te fera de mal, ici. Pas chez Mamie Victoire. — Et mon père, Abraham ? Ma mère ? Balthazar ? Vous croyez que le Pic les protège, eux aussi ? — Je l’espère, Momo. Mais... ta maman, comment elle s’appelle ? On va essayer de les retrouver. — Je ne sais pas. Elle s’appelle maman. Vous allez les retrouver ? — Demain, j’irai me renseigner au village, à Valflaunès. Et dans les villages à côté. Si quelqu’un les a vus... — Merci, madame. Vous êtes la Sainte-Victoire. Émue, la dame âgée s’est retournée, comme si elle voulait voir sa montagne. La regarder. Elle pleurait. Un an et demi plus tard... le 19 septembre 2020 « Les choses qui chantent dans la tête Alors que la mémoire est absente, Écoutez, c’est votre sang qui chante... Ô musique lointaine et discrète ! » Verlaine L’été s’en est allé. Un autre été est arrivé. Le Mas du rapace se prépare, une fois de plus, aux vendanges. Mais cette année, les vendanges sont différentes. Un nouveau vendangeur se charge de la besogne : Momo. Dans cette région située à l’avant-poste des Cévennes, les journées, en cette période, sont rythmées par la cueillette du raisin parvenu à maturité et par les cris des rapaces qui, de temps à autre, délaissent le Pic Saint Loup pour venir jusqu’à nous. Depuis mon siège en rotin, non loin des vignobles, j’observe Momo qui est concentré sur les grappes qu’il coupe à l’aide de son sécateur, avec beaucoup d’attention et de délicatesse. Par moments, il ne parvient pas à maîtriser sa nature gourmande et, pensant que nul ne le voit, il croque dans les grains de raisin. Un peu plus d’un an que Momo a atterri dans nos contrées de l’Hortus, comme surgi de nulle part. Les recherches concernant ses parents et son frère n’ont rien donné. Nul n’a entendu parler d’eux. Nul ne les a vus. Au fil des mois, Momo n’en a plus parlé. Comme s’il s’était fait, à leur disparition. À leur absence. Pourtant, certaines nuits, je l’entends qui les appelle, dans son sommeil. Les retrouvera-t-il un jour ? Sont-ils vivants ? Mon neveu, qui est gendarme, en doute fort. Et l’arrivée de Momo jusqu’ici, après un naufrage en mer, reste une énigme. La vie et ses mystères. Momo est vivant. C’est le plus important. Et bien portant. Les habitants du village l’ont bien accueilli. Contre toute attente, Momo a refusé, quelques mois après son arrivée, d’aller au collège. Ou même au lycée. Pourtant, il sait lire et écrire. Ses parents se sont occupés de son éducation. Mais Momo s’est pris de passion pour la terre. Pour la vigne. C’est là qu’il fait ses études. Entre mon modeste domaine viticole et celui de l’Hortus, ce domaine renommé pour ses crus de grande qualité. Momo et le raisin. Une histoire qui continue à s’écrire. De grain en grain. De jour en jour. Sa deuxième passion, le Pic Saint Loup. Momo s’est entiché de notre montagne, n’hésitant pas, chaque semaine, à en faire l’ascension jusqu’à la crête, où se dressent une grande croix de fer ainsi que les ruines de la chapelle d’un ancien ermitage. Curieux, observateur, doué d’une intelligence exceptionnelle, Momo, le jeune venu de nulle part, est incollable sur tout ce qui a trait au Pic ; n’hésitant pas à partager son savoir et sa passion avec les randonneurs qu’il emmène vers les sommets, lors de la transhumance annuelle, surtout. Aujourd’hui, il a promis à un couple de touristes parisiens en gîte au Mas de les mener jusqu’aux abords du château de Montferrand. Je n’aime pas trop le savoir du côté de ce versant. Si les vestiges des murs et des tours sont beaux à voir ; si les caves voûtées sont plus ou moins accessibles, la façade nord est dangereuse. Mon fils unique, guide de montagne, y a perdu la vie, chutant dans un trou béant... Son corps fut retrouvé trois mètres plus bas. Il y a dix ans déjà. Comment faire pour dissuader Momo, le convaincre d’éviter ce flanc de la montagne ? Je lui ai relaté, à son arrivée, la fin tragique de mon fils. Sans effet. Momo est persuadé que le Pic est en quelque sorte un totem, qui le protège. 15 H 30. D’ici peu, mes gîteurs seront prêts pour la randonnée. Que faire ? Trouver un moyen pour retenir Momo. Vite. Mais lequel ? Et puis, au fond, si je le retiens aujourd’hui, cela ne fera que reporter son ascension. Têtu comme il est, rien ne le fera changer d’avis. Il ne me reste plus qu’à espérer... que la tragédie ne se répète pas. Je me suis attachée à ce petit. Quelle absurdité ce serait ! Momo a survécu à un naufrage. Il ne survivrait pas à l’ascension de la façade nord du Pic Saint Loup ? Mamie Victoire est bien silencieuse, au moment où je m’éloigne, en compagnie de Thibault et de Violaine, en séjour au Mas. Je sais qu’elle désapprouve l’itinéraire que j’ai choisi. Elle aurait pu tout de même nous dire « au revoir », « à toute à l’heure »... mais non. Elle s’est éclipsée aussitôt qu’elle m’a vu rejoindre ses hôtes prêts pour la découverte de « ma » montagne. Résigné, j’invite mes deux compagnons du jour à se mettre en route et à me suivre. Depuis le Mas du Rapace, il faut une bonne vingtaine de minutes de marche pour atteindre le pied du Pic. Coupant à travers des vignobles et des sentiers sauvages qui embaument la sauge, je ne suis nullement inquiet de cette ascension. Je l’ai effectuée tant de fois en solitaire, dans des conditions climatiques critiques, sans le dire à Mamie Victoire. Je suis confiant. Résolu à chasser définitivement les craintes de Mamie Victoire et son air sombre du jour, j’inspire profondément cet air des Cévennes et, souriant, je décide de me comporter en excellent guide, vis-à-vis de Thibault et Violaine. — Vous êtes prêts ? C’est la première fois, si j’ai bien compris. — Et oui, répond Thibault. Jusque-là, du Pic Saint Loup, on ne connaissait que le vin, Victoire et moi. — Vous n’allez pas être déçus. Depuis le sommet, la vue est exceptionnelle. — Je n’en doute pas, Momo. On grimpe jusqu’à combien ? — Jusqu’à 1100 mètres environ. Pour le château. — Et il faut combien de temps ? — Selon votre rythme, Thibault... une heure, peut-être plus. Nous y sommes presque. Vous voyez le parking là, devant ? C’est Saint-Mathieu-de-Tréviers. C’est de là que nous grimperons. Et vous, Violaine ? Des questions ? — Oui, répond Violaine. En fait, j’ignore tout du Pic Saint Loup, de ce château là-haut. Mais, si vous n’en savez pas plus, ce n’est pas grave. J’irai regarder sur Internet. — Je ne demande qu’à vous en parler, Violaine. Ne le dites à personne, mais si je commence à parler du Pic, je ne m’arrête plus. — C’est parfait, alors ! Vous nous raconterez pendant l’ascension ? — Euh... Non. Je préfère le faire maintenant. Durant l’ascension, je m’abstiens de parler. Le paysage vous coupe le souffle. Et l’envie de parler. Le Pic vous murmure d’autres discours. — Waouw ! Alors, on vous écoute, Momo. Pas vrai, chéri ? — Absolument ! — Ce ne sont que des légendes, pour la plupart, vous savez... mais, puisque vous y tenez... Il s’agit d’une légende d’amour qui remonte au Moyen-Âge. Il y avait trois frères. Loup, Guiral et Clair. Tous les trois s’étaient épris de la belle Bertrade. Un jour, ils ont dû partir tous trois en Croisade, sans savoir lequel d’entre eux la belle Bertrade choisirait d’épouser, à leur retour. Et à leur retour, hélas, la belle Bertrade était morte... Désespérés par ce grand malheur, Loup, Guiral et Clair devinrent inconsolables. Plus rien n’avait d’importance dans le monde, en l’absence de Bertrade. C’est ainsi qu’ils se sont retirés du monde, résolus à vivre, tels des ermites, au sommet de trois pitons voisins. C’est ainsi que celui sur lequel Guiral s’était isolé s’appelle le mont Saint-Guiral. Il n’est pas loin du mont Aigoual que vous connaissez sans doute. Celui sur lequel vivait Clair s’appelle le mont Saint-Clair qui surplombe la ville de Sète. Et celui-ci, face à nous, c’est le Pic Saint-Loup. Auquel Loup donnera son nom. La légende raconte aussi que tous les 19 mars, Loup, Guiral et Clair ont allumé, jusqu’à leur mort, un feu au sommet de leurs monts, en hommage à la belle Bertrade. — Que c’est beau et triste, à la fois ! s’exclame Violaine. Et vous en parlez avec tant de passion, Momo... Merci ! — Je vous en prie. Ce ne sont que des légendes. — Oui, Momo. Ajoute Thibault, songeur. Mais... Selon ce que nous a dit Victoire... Elle vous a trouvé un 19 mars... Est-ce un hasard ? Remué, je ne sais que répondre. Je décide de ne pas répondre. Même si cette question, je me la pose presque tous les jours. — Il est temps de partir à l’assaut du Pic, si nous voulons être redescendus avant la tombée de la nuit. Violaine, Thibault, prêts ? — Prêts, répondent-ils en chœur. Et, sous un soleil généreux, comme souvent en ces contrées, lors de l’été indien, Momo, suivi de ses deux randonneurs du jour, entreprend de se hisser, avec agilité, plus haut, toujours plus haut, communiant ainsi en silence, avec cette montagne ; sa montagne à lui ; sa protectrice contre tous les dangers. Car s’il est une chose dont Momo est sûr, c’est que, s’il a nagé sans s’arrêter, comme le lui a ordonné son père, c’est bien pour arriver ici. Au sommet du monde. De ce monde. Ce sommet depuis lequel il voit la mer. Cette mer qui a emporté au loin ses parents. Et Balthazar, son petit frère. Ce monde, Victoire l’appelle Occitanie. Momo n’a que faire de surnoms. Il sait que c’est ici, sa place. Au sommet du Pic. Entre les rapaces. Loin des soldats et des mitraillettes. À l’écoute « du murmure des voix humaines ». Thibault et Violaine, essoufflés par l’ascension, reprennent leur souffle, tout en respectant le mutisme de Momo. Ils ont compris que pour ce jeune venu de « nulle part », ainsi que Victoire le leur a présenté, ces moments sont des moments de communion. Et de plénitude. Quelle sera la destinée de Momo, s’interroge soudain Thibault, à mi-chemin entre ciel et terre. Quelle importance ? Seul importe ce moment, se dit Thibault. Car Momo est l’enfant du moment. Et de tous ces moments qu’il gravira, l’un après l’autre, en une éternelle ascension du Pic Saint-Loup. Aussi a-t-il envie de dire, à toutes celles et à tous ceux qui, par la suite, emprunteront l’itinéraire menant à la crête du Pic Saint-Loup : si vous passez par là, une nuit du 19 mars, et que vous apercevez un feu crépitant dans le lointain, au plus près du ciel, c’est sûrement Momo. Cet enfant venu de « nulle part », qui rend hommage à « sa montagne ». N’hésitez pas, dès lors, à savourer un verre de Pic Saint-Loup, en l’honneur de Momo. Qui sait ? Il aura peut-être contribué à la naissance de ce grand cru.


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