Le blog est l'espace de liberté des auteurs de la plateforme. En ce jour de 1er mai, Patrick Charriez rend hommage - avec émotion et parfois colère - aux ouvriers et à la France d'en-bas, dans un long poème qui sera publié dans un prochain ouvrage.
A la mémoire de mon père, ouvrier et socialiste,
Col bleu et trois-huit !
Préliminaire : Aux États-Unis, au cours de leur congrès de la fin du dix-neuvième siècle, les syndicats d’ouvriers se donnèrent deux ans pour imposer aux patrons une limitation de la journée de travail à huit heures. Ils choisissent de lancer leur action le 1er mai, date du moving day parce que beaucoup d’entreprises américaines entament ce jour-là leur année comptable, et que les contrats ont leur terme ce jour-là, l'ouvrier devant déménager (d'où le terme de moving day) pour retrouver du travail. La grève générale du 1er mai 1886, impulsée par les anarchistes, est largement suivi. Ils sont environ 340 000 dans tout le pays. À Chicago, la grève se prolonge dans certaines entreprises, et le 3 mai 1886, une manifestation fait trois morts parmi les grévistes de la société McCormick. Le lendemain a lieu une marche de protestation et dans la soirée, tandis que la manifestation se disperse à Haymarket Square, il ne reste plus que 200 manifestants face à autant de policiers. C’est alors qu'une bombe explose devant les forces de l’ordre. Elle fait un mort dans les rangs de la police. Sept autres policiers sont tués dans la bagarre qui s’ensuit. À la suite de cet attentat, cinq syndicalistes anarchistes sont condamnés à mort (Albert Parsons, Adolph Fischer, George Engel, August Spies et Louis Lingg) ; quatre seront pendus le vendredi 11 novembre 1887 (connu depuis comme Black Friday ou « vendredi noir ») malgré l’inexistence de preuves, le dernier (Louis Lingg) s’étant suicidé dans sa cellule. Trois autres sont condamnés à perpétuité. En 1893, ces anarchistes furent innocentés et réhabilités par le gouverneur de l'Illinois, qui confirma que c'était le chef de la police de Chicago qui avait tout organisé, et même commandité l'attentat pour justifier la répression qui allait suivre[3]. En 1889, la IIe Internationale socialiste se réunit à Paris, à l'occasion du centenaire de la Révolution française et de l’exposition universelle. Sous l’impulsion de Jules Guesde et du Parti Ouvrier qu'il dirige, (Guesde inventera le terme de « fêtes du travail » []) et sur une proposition de Raymond Lavigne, cette Internationale décide le 20 juillet 1889 de faire de chaque 1er mai une journée de manifestation avec pour objectif la réduction de la journée de travail à huit heures (soit 48 heures hebdomadaires, le dimanche seul étant chômé)[. Le jour symbolique (1er mai) est choisi en référence aux événements du Haymarket Square de Chicago trois ans plus tôt. À l'époque, la durée de la journée de travail est de 10 h, voire plus, dans la plupart des pays industrialisés. Le 1er mai 1890, l'événement est ainsi célébré, pour la première fois, dans la plupart des pays, avec des participations diverses. []Le 1er mai 1891, à Fourmies, dans le Nord, en France, la manifestation tourne au drame : la troupe tire sur la foule, dix personnes sont tuées, dont deux enfants de onze et treize ans. Avec ce nouveau drame, le 1er mai s’enracine dans la tradition de lutte des ouvriers européens. Les militants épinglent une églantine écarlate (Rosa canina ou Rosa rubiginosa), fleur traditionnelle du Nord, en souvenir du sang versé. Quelques mois plus tard, à Bruxelles, l'Internationale socialiste renouvelle le caractère revendicatif et international du 1er mai. Le 23 avril 1919, le Sénat français ratifie la journée de huit heures et fait du 1er mai 1919 une journée chômée. En 1920, la Russie bolchévique décide que le 1er mai sera désormais chômé et deviendra la fête légale des travailleurs. En France, en avril 1947 sur proposition du député socialiste Daniel Mayer et avec le soutien du ministre communiste du Travail Ambroise Croizat, le 1er mai est ré-institué jour chômé et payé dans le code du travail, sans être une fête nationale (mais il n’est pas officiellement désigné comme fête du Travail). Ce n’est que le 29 avril 1948 qu’est officialisée la dénomination « fête du Travail » pour le 1er mai.
A Chicago, sur une stèle du cimetière de Waldheim, plus de cent ans après les tragiques événements,
Sont inscrites les dernières paroles de l’un des syndicalistes condamnés, August Spies,
" Le jour viendra où notre silence sera plus puissant
Que les voix que vous étranglez aujourd’hui "
Près d’un siècle et demi est passé, et rien de fondamentalement changé.
L’argent arbitraire prévaut toujours sur l’humain et sa dignité.
Plus encore de nos jours, un seul homme peut en valoir cent ou mille.
Au nom de quelle logique dévoyée,
Peut-on encore instaurer qu’un humain vaut plus ou est plus utile ?
Sans l’infiniment petit, sans bactéries ou sans plancton,
Il n’y aurait pas de vie sur notre planète bleue.
Sans les petites gens et les petites mains des cols bleus,
Plus de capitalisme : que feraient certains patrons,
Les tout-puissants, les décideurs,
Les fausses bonnes consciences et les vrais exploiteurs ?
Depuis les manifestations du premier mai, et leurs répressions centenaires,
La mondialisation sauvage de l’argent et des bénéfices
Détruit l’emploi local et la vie des familles, à l’autel du profit et de son vice.
Affranchie du temps et de l’espace,
Une globalisation purement financière met brutalement en concurrence
Des systèmes humains d’évolution et de développement, à l’inévitable différence.
Elle utilise systématiquement le plus pauvre et le moins protégé,
Pour accroître sa sacro-sainte rentabilité, institutionnalisée et normée,
Comme une vérité et un objectif premiers, une naturelle évidence.
Ne faudrait-il pas plutôt une mondialisation de la collaboration, des compétences,
Une mise en commun des idées, et de la solidarité entre personnes,
Pour harmoniser l’humanité vers le progrès de l’homme ?
Comment la réalité d’un ouvrier ne peut-elle plus rien peser
Face à l’avidité des actionnaires,
Et à la cupidité des fonds de pension étrangers ?
Ces derniers ignorent souvent la dimension humaine, sous les courbes de profit cachée,
D’entreprises dont des travailleurs réels sont les atomes, la consubstantielle chair,
Les chevilles …ouvrières ?
Aujourd’hui, les défilés du premier mai ne sont plus seulement ceux des ouvriers,
Mais ceux des cohortes des oubliés, des parias, des exclus, des abandonnés,
Des sacrifiés, des précaires, des sans-abris, des immigrants cachés,
Dont les médias omniprésents et tout-puissants parlent pour se faire du beurre,
Lorsque ces êtres déshérités ne sont plus à leur heure.
La détresse du froid, de la faim ou de la misère, se vend effectivement très bien,
A l’autel du veau d’or du journal quotidien.
Purgation des passions chez le téléspectateur gavé,
Devant le pauvre, le migrant, le SDF, mourant dans le froid, abandonnés.
Un coup de redoux printanier, une paix, une aide réelle, une amélioration,
Et l’on ferme les rideaux de la communication !
Le bonheur
N’est pas vendeur…
Face à cette artificielle et vaine société,
Quand à présent je regarde les défilés du premier mai,
Je pense à toi, mon père, vêtu de ton tablier bleu,
Et à l’or dans tes mains de tourneur-fraiseur consciencieux.
La fée du socialisme humaniste s’était penchée sur ton berceau de nouveau-né,
Toi qui râlais et maugréais devant la télé, instinctivement et culturellement,
Chaque fois que tu voyais des Giscard, des Chirac, et des complices des possédants !
Je pense à l’acide sueur de ton travail quotidien, incliné sur tes machines-outils,
Aux trois-huit de ta vie de labeur,
Levé une semaine à quatre heures,
L’autre, couché à minuit,
La dernière, travaillant la nuit.
Sommeil et rythmes vitaux dénaturés,
Existence usée par plus de quarante années passées dans les mêmes hangars ouvriers.
Chaque sou que tu gagnais, la tête baissée sur des rivets,
A notamment permis que je fasse des études supérieures,
Pour que je mène une existence meilleure ;
Ce fut une de tes fiertés, rarement exprimée.
Tu m’as ainsi légué le sens du travail, et l’importance qu’il soit bien fait,
Mais aussi la défiance face aux bourgeois, qui masquent la peur de leurs morts,
Par la possession grossière,
Par les convenances hypocrites et vulgaires,
Ainsi que dans leurs superficiels et éphémères conforts.
Blanche la couleur du muguet,
Grise la couleur de l’acier,
Bleu le sang de l’ouvrier,
Noirs les costumes des égos des personnalités publiques,
Sombres les couleurs des récupérations politiques,
Acide le goût de l’argent,
Rouge l’hémoglobine qu’il fait couler, de tout temps.
Bleus des cortèges de Germinal ou d’ailleurs,
Les poings levés face à l’injustice des profiteurs,
Bleus tes yeux de père, à l’aube de la mort,
Bleu du printemps de l’essor,
Bleu l’avenir des laborieux, des besogneux,
Car le royaume des cieux,
Est une coopérative de méditation,
Où chacun est son propre dieu, sans patron.
Sous leur blouse bleue,
Se cache un simple chemin, pieux et respectueux,
Celui de l’espérance
D’un jour d’équité et de délivrance.
Patrick Charriez
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