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Gaston Bachelard, le postier devenu philosophe par Jean-Michel Wavelet




Comme le qualifie Philippe Meirieu, l’un de mes premiers lecteurs, mon ouvrage est « un roman de formation ». J’ai voulu comprendre comment une personne d’origine très modeste, fils de cordonnier et attaché à son pays natal, a pu bouleverser les déterminismes sociaux et comment ce parcours inhabituel a pu contribuer à produire une œuvre aussi décapante que singulière.

     Gaston Bachelard l’inattendu publié chez l’Harmattan, a fait notamment l'objet de l'émission de France-inter  Intelligence service animée par Jean Lebrun (12 juin 2021) et a été récemment (mardi 25 juillet 2023) utilisé par Nassim El Kabli pour son émission fort intéressante de France-Culture "le vrai métier des philosophes" dont la bibliographie très restreinte fait une large part à cet ouvrage.    

 

Un parcours romanesque

     De Bachelard, on connaît le goût pour les sciences et les arts, l’épistémologie et la poésie, la philosophie et la pédagogie. On le sait attaché à son pays natal. Baralbin dans l’âme, il l’est à la fois de naissance et de réminiscence. Bar-sur-Aube est une terre d’enfance, de promenade, de formation et de rêverie. Il existe une géographie bachelardienne qui inscrit la pensée en un lieu éprouvé et cherche volontiers ses sources dans le terroir local en complément d’une large culture. Lui-même se définit en philosophe champenois. Bar est le socle originel de cette philotopie. C’est là qu’il prépara l’agrégation et rédigea sa thèse ; c’est là que commença la recherche des conditions de nouveauté de la pensée scientifique. L’école républicaine d’Arthur Bureau l’a formé, le collège l’a transformé, en le faisant à la fois bachelier et professeur. Il y a connu le bonheur éphémère avec une jeune épouse trop tôt disparue et le bonheur durable de la paternité à la tête d’une famille monoparentale. Il y a trouvé les sources d’inspiration d’une œuvre sensible à l’enfance et à la pédagogie. Il y songera toujours. Ses rêveries ne cesseront de le ramener à Bar et ses obstacles épistémologiques à sa classe de physique.

 

De la cordonnerie à la télégraphie

     Une vie peut en cacher une autre. L’itinéraire de Bachelard n’est pas celui que l’on croit. Rien ne le destinait à la philosophie qu’il a découverte tardivement. Tout en réalité l’en éloignait. Il est né au cœur de la technique. Son père pratiquait l’art de la cordonnerie. Son pays natal se rattache aux activités artisanales du forgeron, du menuisier, de l’ébéniste, du tonnelier, du sabotier, du rémouleur et du fondeur. Il est familier des outils et de ses usages. Il pratique les techniques agricoles du vendangeur et du moissonneur. Il est fasciné par le feu qui incarne si bien l’intensité, la transformation foudroyante et instantanée et la tentation transgressive du prométhéen qui veut s’en emparer.

      Si un instituteur remarquable, Arthur Bureau qui fut maire de Bar-sur-Aube, a permis à ce fils d’ouvrier-cordonnier comme Giono, Guilloux et Guéhenno d’accéder au lycée et si la réforme du lycée de 1902 créant la filière moderne sans latin-grec lui permit l’accès au baccalauréat littéraire, les portes de l’université se sont pourtant fermées à lui comme pour nombre de jeunes gens du bourg de la Champagne pouilleuse. Il a dû, à l’âge de 19 ans, travailler 60 heures par semaine comme surnuméraire des postes à Remiremont. Cet itinéraire postal, souvent négligé par les biographes et peu conforme à l’image classique d’une carrière universitaire, a pourtant marqué toute sa jeunesse jusqu’à l’âge de trente-cinq ans, imprégnant toute la philosophie de celui pour qui penser c’est peser. Avant le désir de philosophie, il y eut la tentation technologique et le rêve d’ingénieur des postes et télégraphes.

     Le jeune Bachelard est fasciné par les inventions et les innovations, par ces excédents de vie impensables, ces découvertes imprévisibles et ces cheminements inattendus. En 1903, le télégraphe, formidable outil de communication, condensait en lui toutes les révolutions de la microphysique du début XXe. L’invisible et le caché recelaient bien plus de possibles que la présence bruyante des phénomènes qui leur faisaient écran. C’est d’abord à la Poste qu’il trouva la première expression du risque de la raison face à l’invention. Ce sont ces deux éléments, la technique et l’art du feu, qui le portent vers la révolution télégraphique incarnant à la fois la pensée technologique et le changement fulgurant. Ajoutons à cela que Bachelard est dans sa jeunesse un homme du mouvement qui associera, pour les besoins militaires, l’art télégraphique à la pratique de la voltige au galop et sera un vaillant cavalier télégraphiste.

 

C’est un rêve brisé qui en fait un philosophe

     Bachelard découvre très vite qu’il ne s’accomplit pas en télégraphiant et gérant des envois postaux de plus en plus nombreux. Pour un esprit d’une infatigable curiosité, la modernité postale symbolise celle des sciences en pleine révolution. Bachelard se tourne alors vers elles pour donner sens au renouveau technique et ouvre, dans les petites marges d’un temps complet, la perspective d’une vie scientifique clandestine qui s’amorce par la préparation en autodidacte du second baccalauréat scientifique, puis de plusieurs licences mathématiques et scientifiques avant de préparer le concours d’ingénieur des Postes et Télégraphes dont il rêve. Il a pris le chemin des techniques postales pour mieux comprendre la construction du savoir et de la connaissance, il a manipulé les lettres et les colis pour mieux saisir le poids des mots et des images. Malheureusement le rêve est à jamais brisé par la guerre 14 qui lui valut 39 mois de tranchée, la croix de guerre et la perte à son retour de son emploi postal. 

    Il devint à 35 ans, par défaut, professeur auxiliaire de physique-chimie au collège de Bar-sur-Aube, tout en élevant seul sa fille après le décès de sa jeune femme et de ses parents. C’est à 38 ans qu’à la tête d’une famille monoparentale, il commence une carrière de penseur, bouleversant aussi bien la pédagogie, l’art, la poésie que l’histoire des sciences et l’épistémologie.

 

Une philosophie hors-norme produite par un entrecroisement de chemins

     Ce parcours aussi complexe que singulier, a pu conférer à sa pensée une dimension unique. Bousculant les frontières entre les savoirs, intégrant l’erreur dans les apprentissages et la rêverie dans la connaissance, il a pu se pencher sur la structure de l’ignorance, concevoir une école tout le long de la vie, fustiger les maîtres arc-boutés à leur chaire et à des savoirs figés, admettre un pluralisme philosophique, promouvoir l’égalité entre les femmes et les hommes et dénoncer la pollution et la pauvreté. Les chemins qu’il a empruntés ont forgé une pensée innovante. Il a révolutionné aussi bien les sciences que les arts, la pédagogie que la poésie. C’est l’expérience première de postier qui a conduit Bachelard à forger sa pensée. C’est celle-ci qui l’a mené jusqu’en Sorbonne.

 

 

 

 

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