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L'ÉCRIVAIN, LES SCHÉMAS ET LES CERCLES VERTUEUX

Le pire n'est jamais décevant, mais le meilleur est toujours à venir.


J'ai beaucoup travaillé ces derniers mois sur les cycles, les schémas et les cercles.

Cette obsession des humains de comprendre, de classer, je l'ai évidemment. J'ai l'âme plus prompte à la dissection qu'à l'embaumement. Je parle des idées. Pas des gens. Je n'ai jamais dépecé personne.


À l'occasion d'une résidence d'artiste que j'ai faite au Lycée français de New York par l'entremise de Rencontre des Auteurs francophones - grâce leur soit rendue - je me suis particulièrement intéressée au schéma narratif qu'on enseigne toujours à nos chères têtes blondes et arc-en-ciel. Oui, évidemment, il y avait de jolies couleurs et quelques variations par rapport à celle d'origine. Mais je l'ai reconnue, c'était bien elle qui servait encore de modèle : la fameuse pyramide de Freytag de mon enfance !

Un schéma narratif pensé par un type, sans doute génial, mais d'un pays qui n'existe plus - la Prusse - et d'une époque où même la Tour Eiffel n'existait pas - 1863 !

J'ai jeté un œil au programme de High School de ma fille : soupçon confirmé, son adorable professeur d'anglais l'enseigne toujours. Le mal est partout.


Mais allez-vous me dire, que diable reprochez-vous à ce schéma narratif, hormis son odeur d'antimite pour crinoline ?


En réalité, deux choses m'ont choquée.


La première réside dans la représentation du schéma : la situation initiale et la situation finale sont au même niveau. En clair, et en langue compréhensible, cela signifie quand il vous arrive un truc géant, génial ou horrible, et que vous en êtes le protagoniste, ce qu'on enseigne, c'est qu'une fin "normale" signifie le retour à la case départ.


Alors, je me suis dit que c'était peut-être un déterminisme absolu ou, au contraire, l'idéal bourgeois du dix-neuvième siècle, la pérennité, la quiétude. Le retour, après le climax, à la douceur du foyer.


Puis, j'ai repensé à la date, 1863 : Bismarck était premier ministre de Prusse depuis un an. La Guerre des Duchés se préparait. J'ai repensé à la lignée des Anna -toutes ces femmes dont je porte l'ADN et le prénom - et à mon arrière arrière grand-mère quittant la Prusse avec sa fille pour épouser, dans le Nord-Pas-de-Calais, un fils de marchand de vin, quelques années plus tard. Le monde était instable et l'avenir incertain. Alors, j'ai compris pourquoi, qu'il l'appelle catastrophe ou dénouement, Freytag préférait que la fin d'une histoire soit linéaire.

Il faut toujours remonter à l'origine pour comprendre. C'est ce que j'ai retenu de mes six ans d'humanités gréco-latines.


Aujourd'hui, c'est l'inverse : on se persuade que le pire est la porte du meilleur, des opportunités à saisir. On croit aux cercles vertueux. Qu'il existe une loi d'attraction. Celle qui dit qu'une bonne chose en attire une autre. Qu'il faut faire le vide dans sa vie pour laisser une place à l'Univers et à ses cadeaux. D'autres schémas, pour un autre système de croyance.



La seconde est qu'en réalité, je n'aime pas qu'on grave dans le marbre les élucubrations de ceux qui prétendent savoir, surtout quand ils ont vécu à une époque où les femmes et les autres n'avaient pas grand-chose à dire.


Parce que, quand on les prend pour argent comptant, ces élucubrations, érigées en dogme, font notre malheur. Ainsi, en est-il, dans un tout autre registre, de l'indice de masse corporelle. Le fameux BMI avec lequel on torture nos contemporains, et surtout les femmes, et qui prétend définir un poids idéal.

Au risque que vous me preniez pour une folle - j'assume mais vous pouvez vérifier, c'est vrai-, apprenez qu'il n'a aucun fondement scientifique !

Voici son histoire : il y avait un flamand, maigre et long comme un jour sans pain, qui s'appelait Quetelet. C'était un contemporain de notre prussien Freytag, mais ils ne se connaissaient pas, j'imagine. C'est juste la même époque, le même genre de type.


Quetelet n'était ni médecin ni diététicien. C'était un astronome et mathématicien dont le dada était la statistique. Pour satisfaire sa marotte, il avait mesuré et pesé la population environnante, donc celle des plaines de Flandres, à son image. Il en avait tiré de jolis tableaux et évidemment, considérant la supériorité de la morphologie de ses semblables et celle de son intelligence, il les avait traduits en loi universelle. Qui ne s'applique à personne ou à pas grand-monde. Ni aux Bantous, ni aux Massaï, ni aux Incas, ni aux Aborigènes, et je peux continuer la liste...En tout cas, à personne au sud de la Flandre.


Comme une caractéristique de l'être humain est de s'accrocher quand il a tort, on a évidemment conforté cette croyance par de magnifiques études sur des échantillons absolument pas représentatifs, jusqu'à la consécration suprême du BMI par l'OMS et celle du cabinet de votre médecin qui vous regarde de travers parce que vous avez pris trois kilos à la ménopause.


Alors qu'il s'agisse de la pyramide de Freytag, du BMI de Quetelet ou d'une quelconque vieillerie pensée par un type mort il y a cent ans, mon message est le suivant : ne vous laissez pas enfermer par les schémas. Même pas aujourd'hui celui des cercles vertueux, sauf si cela vous fait du bien.

Suivez mes conseils et, un jour, quand le monde aura changé et que je serai devenue une vieille radoteuse, rangez-les au musée.

Parce que le monde bouge, à chaque seconde. Que c'est de ce monde dont vous devez rendre compte avant de rejoindre le suivant. Que ce qui était vrai hier, ne le sera plus demain mais le redeviendra peut-être l'an prochain. Qu'il faut contester, interroger les modèles. Qu'il faut être libre, inventif, malicieux et joyeux. Que les mots vous attendent et qu'il n'y a rien, et surtout aucun schéma, qui doive vous empêcher de vous les approprier, d'en jouer, d'en jouir.


Écrivez. Vous êtes un écrivain.



Les romans d'Anna Alexis Michel sont disponibles sur Rencontre des Auteurs Francophones





Retrouvez son interview :




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