Rachel Darmon vit en Israël depuis quarante ans. Dans son livre « Tâter le diable », elle revient dans le Paris de son enfance, resté celui de ses parents.
Extraits.
"Nous déambulons le long du canal Saint- Martin, admirons l’écluse du Temple. Nous nous asseyons dans un petit jardin pour observer les passants. Nadav veut se situer sur le plan. Nous traversons le canal. Il s’émerveille des coins verts aménagés, des passerelles en fer forgé, de l’absence de touristes. Au moment où nous nous apprêtons à franchir un large pont, une barrière s’abaisse, elle nous empêche de passer. Doucement le pont se met à tourner. Il se superpose au quai, laissant le passage à la péniche Arletty.
Ensuite il reprend son mouvement circulaire pour redevenir un passage au-dessus de l’eau.
Nadav est ébahi. « C’est dingue ce truc ! Je n’avais jamais vu ça de ma vie. Un trottoir qui bouge, tu te rends compte ? Un pont tournant. Une rue mobile. Ils sont trop forts ces Français ! » Il est emballé comme un môme. Son enthousiasme me fait rire. Nous continuons notre balade le long des quais, dépassons l’hôtel du Nord, puis l’écluse des Morts pour arriver à l’écluse Jaurès. Je découvre des coins rénovés, inconnus. J’admire les façades des maisons de couleurs vives, la rotonde de Stalingrad transformée en café, les terrasses, les peintures murales, les graffitis. Nous sommes deux touristes admiratifs. On s’arrête manger au bord du canal de l’Ourcq. En déjeunant, il me fait quelques confidences. [Il aurait dû faire ce voyage avec sa femme, la mère de ses deux enfants, mais ils se sont définitivement séparés le mois dernier.
Pendant des semaines, il a tenté d’éviter ce « naufrage ». Lorsqu’elle lui a annoncé qu’il y avait un autre homme dans sa vie, il a compris que leur couple était fini. « Mes parents ont divorcé lorsque j’avais douze ans. Je m’étais juré de ne pas faire subir ça à mes gosses. Et puis j’ai foiré. » Nous buvons une bière. Comme s’il lisait dans mes pensées, il me dit « C’est fou que je te raconte tout ça alors qu’on ne se connaît même pas. Excuse-moi de t’embêter avec mes misères de nouveau divorcé. » Je le rassure : « Tu sais, des fois c’est plus facile de parler à quelqu’un d’extérieur, de pas impliqué. »] Nous reprenons notre promenade jusqu’à la Villette, grimpons les escaliers, admirons le gigantesque bassin et entrons dans le parc. Je lui explique que c’étaient les anciens abattoirs de la ville. Il y a une exposition de photos à côté des jeux pour enfants.
« Regarde, on dirait que l’art se mêle à la vie. Et t’as vu toutes ces pelouses, tous ces jeux ? Les enfants s’éclatent. Tout est gratuit. C’est gigantesque », dit-il. Nous passons devant la Grande Halle, la Géode, la Cité des sciences. Il veut voir où se trouve la Philharmonie de Paris et la Cité de la musique, le Zénith. Plusieurs fois, je traverse comme une Parisienne, hors des passages cloutés, lorsque le feu est vert. Il me prend pour une folle.
« Je refuse de collaborer », me crie-t-il alors que je l’attends de l’autre côté de la chaussée. « Quel peureux ! » À la fin de la journée, nous avons l’impression de nous connaître depuis longtemps.
Nous rions pour un rien, nous nous donnons des coups de coude, nous nous chamaillons comme un vieux couple. Il veut sans cesse vérifier sur la carte où nous nous trouvons alors que je l’invite à se perdre. Il se moque de mes envies constantes de viennoiseries, je lui reproche de ne manger qu’aux heures des repas. « C’est quand même un comble pour une diététicienne de dire ça ! » « Je suis une nutritionniste en vacances et en pleine mutation. Tout est permis aujourd’hui. » Il me demande si je ne dois pas rejoindre mon congrès, mes parents, ma famille. « Je me sens comme une bonne élève qui sèche les cours pour la première fois de sa vie. J’ai envie de prendre une pause de toutes mes obligations. Et puis j’ai l’impression de découvrir Paris. »
(…)
"À Paris, je me sens décalée. Chez moi et étrangère. Comme dans un film dont l’image et le son ne sont pas synchronisés. Une seconde de retard dénature l’œuvre entière. Les lèvres bougent. La phrase n’a plus de sens. Vingt ans de vie en Israël ont créé une cassure. Le chauffeur de taxi me demande d’où provient mon accent. Je n’ai plus le savoir-vivre français ; j’oublie de tenir la porte à l’inconnu derrière moi, je ne dis pas « bonjour » dans l’ascenseur, je ne présente pas la personne qui m’accompagne... Je ne connais pas les nouvelles expressions. Les bolosses, les cassosses et la seum m’intriguent. « Je dis ça je ne dis rien », « Il s’est pris un râteau », « Où tu mets le curseur », « Je suis vénère. » Je souris bêtement. Je m’aide du contexte. Pourquoi un râteau ? C’était l’automne ? Il ramassait les feuilles mortes ? De quel curseur tu parles ? J’utilise un vocabulaire moyenâgeux. « C’est chouette ! » Je cherche la boulangerie de la rue Houdon. C’est devenu un magasin de téléphonie.
Vingt ans ailleurs et douze mois d’absence ont déposé une fine couche de curiosité sur la ville. Je suis devenue l’« extra-Parisienne » d’une autre galaxie. Il me faut deux jours pour retrouver quelques repères. Pour m’habituer aux voix de la radio – superficielles et euphoriques. Pour me rappeler que la station de métro Rue Montmartre est dorénavant Grand-Boulevards. "
"Un seul endroit reste immuable : l’appartement de mes parents. Le même escalier étriqué, le même trois pièces, sombre, au premier étage. Lorsqu’on a installé l’ascenseur, monsieur Boitel, le propriétaire, a refusé de payer. La cabine passe le palier, mais ne s’arrête pas. Punition. Comme dans mon enfance je dois grimper les quarante-six marches. L’immobilité de ce lieu me rassure et m’effraie.
Je retrouve mes parents. Lorsque je suis seule avec eux, ils oublient mon âge, mes enfants, Dom. Je redeviens Emmanuelle Atlan. Ma mère me prépare des biscottes saupoudrées d’Ovomaltine, mon père sort la boutargue. Je suis une arriérée."
Extraits de Tâter le diable.
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