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Et si tu me racontais, papa ? - Pierre J. Villard

L'auteur qui vit sous les cieux espagnols, nous offre un extrait de son prochain roman, à paraître en novembre.


Paul Millan se confie à Jeanne, sa fille, qui l'interroge sur son passé... Le roman se situe en grande partie autour d'Apt, en Provence, mais Saigon et Cholon - son quartier chinois - sont aussi très présents dans ce nouvel ouvrage de Pierre J. Villard.


Jeanne est allée chercher à boire. Une grande carafe de thé que Paul aurait regardé de travers en d’autres circonstances. Il n’a pas quitté son fauteuil depuis une bonne heure, comme si le récit de Saïgon menaçait de s’évaporer s’il changeait de position.


— La lettre de Denise, je l’ai lue en arrivant chez moi, rue Catinat, juste avant le lever du jour.

Je me souviens, le logement donnait sur la rue, et je voyais à travers les persiennes se réveiller la ville. J’avais l’impression que tout le monde m’observait et savait que je possédais cette lettre...

Tout ce dont j’avais besoin pour atteindre le Chinois était là, en quelques mots. Ça paraissait si simple ! Son adresse, ses habitudes et puis surtout l’endroit exact où il cachait le Hope.

Alors, je n’ai pas hésité : je suis allé faire la queue à onze heures devant la boutique de soupes, face au bureau de tabac et ça n’a pas raté : il était là.

— Comment l’as-tu reconnu, Papa ?

— Denise me l’avait décrit. Il était âgé et ne se déplaçait qu’accompagné de deux sbires...

Alors je l’ai suivi jusque chez lui, à environ deux kilomètres du centre. C’était tout près de l’Arsenal et du Jardin botanique. La maison aux volets bleus était isolée, au bout de la rue Palanca. Un endroit stratégique où chaque mouvement pouvait être remarqué. J’ai repéré l’emplacement de la cuisine et suis reparti vers chez moi.

— Je me demande comment tu as réussi à voler ce diamant...

— Rends-toi compte, Jeanne, c’était très risqué de se déplacer dans Saïgon. Non seulement il y avait des milices qui cherchaient des noises, mais les Japs tournaient dans la ville...

Je n’avais aucune idée de comment opérer. Tu penses bien ! j’arrivais du fin fond de la Provence...

— Tu as pourtant dit que oui, tu avais réussi...

Paul se lève alors. Ses jambes, ses articulations craquent comme des allumettes. Son regard devient sombre, mais cela, Jeanne ne peut l’apprécier dans la pièce obscure.


— Oui j’ai réussi. Mais ça a été comme un coup du sort !

Denise a été assassinée.

Le lendemain de ma visite, je suis tombé sur la première page d’un journal local qui montrait sa tête, oui... sa tête qui reposait sur le trottoir.

La voix de Paul part en vrille et il doit s’arrêter pour reprendre son souffle.


— Ils avaient disposés ses beaux cheveux en couronne autour de sa face, comme dans un tableau, tu vois ?

— Mais c’est horrible !

— Ça te donne le ton, Jeanne, de ce dont était capable le Chinois.

Et pourtant il en était dingue de Denise. Il était devenu un petit mouton devant elle. La femme en bleu ( tu te souviens, l’Asiatique de la fumerie ) m’a raconté sa jalousie et c’était cela son point faible.

— Et qu’as-tu fais ?

— Je me suis alors procuré une arme, un Smith &Wesson à crosse blanche, mais je ne savais pas m’en servir.

À Apt, avec mon père, j’avais tiré quelques coups de fusil dans la garrigue, mais c’était tout...

— D’après la lettre, il te restait peu de temps, Papa, pour récupérer le diamant...

— J’y suis allé le lendemain. Je savais parfaitement que mes chances de survies étaient nulles, mais ne me demande pas pourquoi, je n’ai pas hésité une seconde.


Paul avale une tasse de thé froid. Le mécanisme de l’horloge grogne, libère ses heures. Il se soulage, lance à l’éternité cinq coups dérisoires.


— Le Diamant bleu t’était destiné Papa ! C’est tout.

— Oui, c’est sûrement ça. La malédiction du Hope fondait déjà sur moi...

— Qu’est-ce que tu racontes ?

Paul ignore la question, continue son récit :

— J’ai suivi le Chinois : comme la veille, il revenait du bureau de tabac, entouré de ses sbires. Ils marchaient vite, mais personne ne me prêtait attention. Pourtant je gardais une bonne distance, mais j’ai bien cru qu’ils me repèreraient quand nous avons enfilé la rue Palanca. Je me souviens, une rue tranquille, bordée de palmiers et de lauriers roses... Pas un chat entre eux et moi !

— Qu’est-il arrivé, après ? Le... Diamant.

— Je te disais ce matin qu’il était difficile de raconter la guerre ou les tragédies. En fait je crois que c’est plus simple que cela : le sensitif est impossible à transmettre. Raconter une odeur ? une atmosphère ? ou bien « décrire » une grande émotion ?

— Ça, je peux le comprendre Papa, mais n’empêche : pas la peine de capter les émotions des autres pour se faire sa propre idée. Ce que je veux savoir c’est. pourquoi le vol de ce diamant il y a environ cinquante ans, te pourrit encore la vie aujourd’hui.


Paul tape sa pipe sur le rebord du cendrier d’onyx. Tarde une éternité à la bourrer et à l’allumer. Il envoie une bouffée odorante à l’assaut de la pièce, se laisse choir au fond du fauteuil et dit :


— Tu vas le savoir maintenant. "


Découvrez le recueil de nouvelles de Pierre J. Villard



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