Non, l'Antagoniste n'est pas seulement le nom d'un restaurant français de Brooklyn ! Bien que le fait qu'il soit sur le boulevard Malcom X devrait vous donner quelques indices sur la signification de ce mot...
Pour le définir convenablement, je voudrais revenir à son origine : l'antagoniste du mot grec ἀνταγωνιστής, de άντι, face à et άγών, combat. C'est donc celui qui se bat contre le protagoniste.
La meilleure image pour bien saisir l'importance de l'antagoniste est anatomique. Regardez votre main qui écrit, vos bras qui s'étirent, vos jambes qui s'allongent et admirez : tous nos merveilleux muscles fonctionnent par couple ! Il y a celui qui se contracte et il y a celui qui s'étire : l'agoniste (celui qui combat) et l'antagoniste (celui qui combat contre lui). Et c'est précisément le fait qu'ils soient couplés et agissent de manière inversée qui crée le mouvement.
Il en va de même dans les histoires bien construites. Celles qui fonctionnent. On peut dire qu'il n'y a pas de protagoniste, s'il n'y a pas d'antagoniste. Et plus l'antagoniste sera costaud, plus le protagoniste gonflera en importance. Quand vous construirez vos personnages, pensez-y. Il vous les faut d'égale facture, de force comparable. Mais il y aura entre eux une différence majeure, celui de l'arc de caractère.
Votre antagoniste devra être plus têtu, alors que votre protagoniste devra simplement être tenace. En clair, le caractère de votre protagoniste - même s'il est, au début du récit, enfermé dans des certitudes ou un système de pensée - va évoluer tout au long des complications progressives que son antagoniste lui fera vivre, en dents de scie bien sûr. Mais ce qu'on appelle son arc de caractère va connaître une belle évolution. Il plie, mais il ne rompt pas. Et enfin, à la fin de l'histoire, il en sortira transformé.
L'antagoniste sera buté. Il va s'enferrer le plus longtemps possible dans son système de pensée. On peut dire qu'il sera sans doute assez psychorigide pendant une bonne partie du livre. Il ne changera pas, ou peu, et s'il évolue, ce sera dans ses stratégies pour piéger le protagoniste, plus que dans sa psychologie personnelle. Il ne pliera pas, mais il va se rompre. À la fin de l'histoire, il est mort, disparu ou méconnaissable. Quitte à revenir encore plus impitoyable dans le tome 2 ou l'épisode séquelle.
Pour que l'antagoniste soit aussi têtu, il lui faudra une motivation forte : la vengeance, une forme de folie ou de volonté de domination. Et après une phase d'observation du protagoniste, et quelques escarmouches pour jauger l'adversaire, il va débusquer ses faiblesses, les exploiter et s'en servir pour essayer de le détruire. Sans se rendre compte que le protagoniste, que la joute a renforcé a, entre temps, repéré le talon d'Achille de l'antagoniste. Et que finalement, l'obstination aveugle de ce dernier le mènera à sa perte.
L'antagoniste peut ne pas être incarné, mais être une force extérieure multiforme.
Je vais dans ce cas utiliser le terme d'antagonisme ou de force antagoniste. Cet antagonisme peut revêtir de multiples apparences que nous verrons plus loin. Mais pour le comprendre et mesurer sa force et sa puissance, je vais faire appel à l'image du Kraken.
Le Kraken est ce monstre marin des légendes scandinaves. C'est un céphalopode, un genre de pieuvre géante aux tentacules tellement longs et puissants qu'il peut couler en quelques instants les plus gros des navires.
On peut combattre le Kraken, lui couper un tentacule, un bras. Peu importe, il repoussera vraisemblablement. Il n'aura même pas mal et s'il a mal, un peu, cela aggravera sa fureur. Tant qu'il ne sera pas touché par cent cinquante boulets de canon tirés au cœur, il ne mourra pas.
Eh bien, l'antagonisme que va rencontrer mon protagoniste doit avoir la force et la réactivité du Kraken.
Il peut s'agir d'un antagonisme, - de l'autorité au sens large du terme : un conflit avec l’autorité religieuse, d'une organisation sociale (par exemple de type patriarcal), familiale, au boulot, celle d'un dictateur, l'arrivée d'extra-terrestres. - de la nature au sens large du terme : un ouragan, l'éruption d'un volcan, un animal, mais aussi une épidémie ou un progrès scientifique qui dérègle cette nature.
La tendance actuelle - où le sort de la planète est pensé comme étant de la responsabilité de ceux qui sont en charge de sa population - étant d'associer les deux : un gouvernement dictatorial impose des mesures idiotes qui entraînent un cataclysme naturel ; un monde dystopique naît après un conflit nucléaire, etc.
Attention cependant ! Dans ce cas, les humains que vous mettrez sur la route de votre protagoniste ne seront en aucun cas des antagonistes, mais les marionnettes d'un antagonisme qui les dépasse. Ce seront des personnages secondaires, de support, voire seulement des figurants. Ils incarnent ce qu'Hannah Arendt, dans son ouvrage de 1963 sur Eichmann, appelait "la banalité du mal". Ce sont les besogneux d'un Kraken. Cela ne vous empêchera pas de les juger, de les occire ou de les amener éventuellement à la rédemption - souvent au prix de leur propre vie - mais ils ne sont pas le Kraken. Le Kraken, votre protagoniste devra le tuer en accomplissant son destin jusqu'au bout. Cette précision est importante pour la construction de votre récit, mais aussi pour la construction de vos personnages secondaires et figurants. Ce sera l'objet d'une prochaine chronique.
Entre temps, levez-vous, regardez-vous dans la glace, tirez la langue, faites quelques grimaces. Levez les bras. Marchez. Vous sentez cette fluidité dans le mouvement ? C'est celle que vous devez à vos muscles antagonistes. C'est naturel et fluide. Maintenant, que vous avez compris que le mode d'emploi est inscrit en vous, il ne vous reste qu'à vous asseoir et à écrire. Vous êtes un écrivain.
Les romans d'Anna Alexis Michel sont disponibles sur Rencontre des Auteurs Francophones
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