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L’insoutenable nostalgie d’avant… 2019

Belinda Ibrahim, journaliste, auteure et chef du service culturel du media en ligne francophone libanais Ici Beyrouth, nous livre un très beau texte sur sa ville (Ici Beyrouth, 22 février 2022)


Enfant, j’ai grandi avec une vision d’un Liban fantasmé, connu à travers les récits de mes parents. Cet âge d’or qu’ils évoquaient devant mes regards éberlués, ne laissait place à aucun doute que Beyrouth était bel et bien la plaque tournante du monde, qu’il était très bien vu d’être passé(e)s par cette ville; ville adulée par les stars internationales qui ont d’ailleurs toutes et tous laissé des traces visuelles de leurs séjours dans ce petit paradis. Des clichés photo, des messages d’amour éternisés sur des livres d’or, la ville glamour était, décidément, celle où je suis née, mais un peu, beaucoup trop tard.


S’il était déjà difficile d’imaginer ce que fut Beyrouth avant la guerre civile, la nostalgie d’un passé finalement jamais vécu ni connu reste du domaine du fantasme. On ne peut pas regretter une époque qui n’existe que dans des albums photo. Même si on tente de s’y projeter pour comprendre pourquoi nos parents souriaient à l’évocation de lieux mythiques qui avaient bercé leur jeunesse et leur vie de jeunes adultes.


Je suis une fille de la guerre qui a découvert à l’adolescence la violence destructrice des hommes et qui n’a connu que cela, m’y accommodant au point d’y trouver mon compte, avec cette faculté d’adaptation propre aux Libanais, qui est unique, il faut l’avouer, et peut-être finalement s’en réjouir ?! Une adolescente, donc, qui a finalement vécu les plus belles années d’une vie censée être "normale" au milieu d’une guerre civile qui faisait rage. Et pourtant, l’amour-passion, les montées d’adrénaline, les espoirs fous, le traumatisme des abris, les sifflements des obus, le chaos organisé, les trêves, les nuits sans sommeil, l’argent qui n’a jamais manqué, tout cela, oui, tout cela était un cadeau du ciel comparé à ce que le futur (dont nous ignorions tout), réservait. Il faut dire que Michel Hayeck et Leyla Abdel Latif ne passaient pas à la télé à l’époque et que le courant électrique devenait de moins en moins courant.


Puis construire, en dépit de tous ces paramètres, une vie, et fonder une famille dans ce pays sismique à la merci de la moindre secousse. Il fallait être fou, insouciant, ou les deux. Chose fut faite avec des parenthèses parisiennes durant les années noires, histoire de ne pas faire subir aux enfants ce que nous avions subi.


Et la paix fut signée un jour, redistribuant les cartes et les pouvoirs entre les seigneurs de la guerre qui allaient piller le pays jusqu’au dernier denier. Mais ça, nous ne le savions pas. Il y eut une dizaine d’années glorieuses avec le retour des touristes, le centre-ville de Beyrouth reconstruit, les marques les plus prestigieuses ayant de nouveau pignon sur rue. Beyrouth redevenait attractive, lieu de fêtes jusqu’à point d’heure, touristes qui affluaient de toute part, on avait de nouveau le vent en poupe Mais ce vent tourna brusquement, lorsque les réserves finirent par se tarir, à force d’hypothéquer un pays qui n’était plus solvable. Nous nous sommes retrouvés fin 2019 avec une crise économique en implosion imminente. Et le château de cartes appelé Liban s’écroula, nous entraînant dans sa chute dans un gouffre sans fond. En trois ans nos vies ont été détruites, notre ville atomisée par une double explosion. Nous conjuguions le verbe perdre à tous les temps. Perte d’amis, perte de parents, perte d’emploi, perte d’économies… Et le Covid-19 est venu couronner cette série de malheurs. Celles et ceux qui avaient survécu au terrible 4 août ont chopé le virus, beaucoup s’en sont sortis, mais beaucoup sont partis à la fleur de l’âge…


Là, en 2022, si je devais formuler un seul vœu, ce serait celui-ci: revenir précisément au 21 juin 2019, prolonger mon séjour italien d’un bon mois, poser une solide brique là-bas et faire le grand écart entre mon pays de coeur et celui de ma naissance. Tout cela en ayant au préalable pris soin de mettre à exécution ce que mon intuition m’avait dicté à l’époque, et que mon entourage avait qualifié de "déraisonnable"…


Cette insoutenable nostalgie d’avant 2019 est la seule qui me torture, parce qu’elle est rattachée à mon vécu et non pas au Liban de mes parents, qui n’est que pure chimère pour moi, et sur lequel je m’en veux de m’être attardée… longtemps subjuguée par les paillettes de leurs tenues de soirées et de leur dolce vita… à eux.


Article publié originalement sur ICI BEYROUTH


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