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L'ÉCRIVAIN ET LE CHAOS ORIGINEL

Dernière mise à jour : 5 janv. 2021


ANNA ALEXIS MICHEL est l'une de nos écrivains francophones de grand talent. Son dernier roman est arrivé en finale au concours des Plumes Francophones en 2020. Elle met aujourd'hui son talent au service des jeunes écrivains en herbe. Retrouvez-la dans son atelier hebdomadaire en ligne et sur le blog chaque semaine.




À l'origine du geste artistique, il y a le Chaos.

Mais qu'est-ce que le Chaos ? À la fois tout et son contraire.


Dans la mythologie grecque, le mot Chaos (du grec ancien Χάος / Kháos, littéralement « Faille, Béance », du verbe χαίνω / khaínô, « béer, être grand ouvert ») signifie littéralement une profondeur béante. Dans la Théogonie d’Hésiode, il est dit que le Chaos précédait toutes choses, non seulement l’origine du monde, mais aussi celle des dieux. Avant tout, il y avait le vide.


Chez les Latins, au contraire, on voit poindre l 'idée, toujours présente dans l'acceptation actuelle du terme, que le chaos serait un entassement de semences de choses, une masse grossière et confuse.

Ainsi dans ses Métamorphoses, Ovide définit le chaos, en ces vers :

« Avant que n'existent la mer, la terre et le ciel qui couvre tout,

la nature dans l'univers entier ne présentait qu'un seul aspect,

que l'on nomma Chaos. C'était une masse grossière et confuse,

rien d'autre qu'un amas inerte, un entassement

de semences de choses, d'éléments divisés et mal joints.

Jusqu'alors, nul Titan ne dispensait au monde sa lumière, [...]

Il y avait là bien sûr la terre, la mer et l'air,

mais la terre était instable, l'onde non navigable,

et l'air sans lumière. Rien ne gardait sa forme propre,

et les éléments se gênaient entre eux. Dans un même corps

luttaient le froid et le chaud, l'humide et le sec,

le mou et le dur, le lourd et ce qui était sans poids. »


Le Chaos, c'est donc, dans sa définition classique, une faille, un vide, et en même temps, un ensemble de choses sens dessus dessous, en désordre, donnant l'image de la destruction, de la ruine et du désordre.


Il faut comprendre cette dualité originelle du Chaos, pour comprendre l'intrinsèque contradiction qui précède le geste artistique et, particulièrement, celui de l'écrivain.

Il y a chez lui cette faille, ce vide interne et tourbillonnant des entrailles, qui réclame pour qu'il survive, le passage à l'acte d'écrire. Il faut impérativement écrire pour être vivant.

Et, à la fois, il y a cette accumulation désordonnée de pensées, d'images, de doutes qui vous écrase la tête jusqu'à peser tellement lourd sur les épaules qu'on ne sait par où commencer.


Reconnaître ce mouvement contradictoire et l'accueillir, voilà exactement le moment fondateur de la démarche artistique.

L'écrivain, l'artiste en général, a en lui, pour prendre une image contemporaine, une faille aussi profonde et belle que celle de San Andrea en Californie. Une faille, magnifique, exceptionnelle, impossible à combler car ce serait mensonge que de prétendre le faire. Elle est d'ailleurs impossible à combler par nature, car son existence vient des profondeurs de la terre, elle échappe à tout contrôle humain et elle est faite pour changer radicalement, un jour, la configuration du monde.

Au-dessus de la faille, l'artiste, qui s'ignore encore ou retarde la révélation de son existence, a, pour dissimuler la faille, accumulé de manière compulsive des pensées, des images, des souvenirs, des expériences. Le désordre le rassure en même temps qu'il le tétanise. Par quoi commencer ? Comment faire ? Et puis, si je range, on verra ma faille, que diront les gens ?


Or, voilà le défi à relever : organiser le désordre des pensées de l'accumulateur compulsif pour dégager la faille, et en faire une attraction. Venez voir ma faille, comme elle est belle, comme elle donne un autre point de vue sur ce monde. Et dépêchez-vous, car rien n'est permanent, demain, elle ne sera plus la même, elle pourrait -qui sait- disparaître. Et pour la visiter, appuyez-vous sur mes pensées, mes images, ma créativité. Tout ce que j'ai organisé pour en faire un parcours qui vous donne un point de vue unique sur ma faille : des promontoires, des tours, un pont pour l'admirer sans y tomber.


Alors, pour ce faire, l'écrivain peut suivre deux écoles.

La première, très empreinte de psychanalyse et de parisianisme (sans qu'aucun de ces mots ne soit péjoratif, nous le verrons dans une chronique ultérieure) est celle qui dit : laissez couler, laissez filer les choses, faites confiance à votre inspiration. La muse est là, ouvrez les digues. Laissez le talent s'exprimez. C'est fort joli, mais ce n'est pas très pratique, et j'y vois personnellement trois limitations :

- que fait-on de tout ce qui s'est répandu sans retenue ? Ce n'est pas exploitable tel quel. Il va falloir le restructurer. N'aurait-il pas été plus utile de sortir les choses dans un ordre, quel qu'il soit ?

- Il y a une possibilité d'engorgement. Quand un flot s'écoule, il peut se former un barrage et, tout d'un coup, plus rien ne coule. Le flot n'est pas tari, il est bloqué. La pression intérieure devient insupportable et pourtant rien ne sort. N'est-ce pas ce qui mène à l'angoisse de la page blanche, au blocage de l'écrivain ?

- Et si en s'écoulant, le flot de pensées venait à combler la faille ? Si, en remplissant une fonction purement psychanalytique, l'écriture transformait votre production en un journal intime qui n'intéressera plus personne ? Oui, vous aviez une faille et vous l'avez comblée, tant mieux pour vous ! Mais ça intéressera qui, hormis s'il s'agit d'un témoignage destiné au public restreint des gens qui ont vécu exactement la même expérience que vous ?


La seconde école, plus anglo-saxonne et pragmatique, cherche l'efficacité. Il s'agit que tout ce que vous avez accumulé soit utile. Il s'agit de ranger votre maison intérieure, de faire des piles, de remplir des cartons étiquetés, de prévoir un planning, de compléter des fiches. Il faudra aussi vous adjoindre, à toutes les étapes de votre organisation, des contrôleurs externes s'assurant de la bonne exécution du processus et de la qualité du produit : agents, correcteurs, réviseurs, éditeurs...

Cette méthode a fait ses preuves : ce sont les romans américains, même traduits de manière très approximative, qui sont en tête des ventes mondiales ; ce sont les films et les séries américaines qui sont la référence sur le petit et le grand écran.

Cette façon de procéder, les Américains ne l'ont pas sucée de leur pouce : ils ont été la chercher dans le théâtre antique, dans la tragédie Shakespearienne, dans les récits de cape et d'épée de Dumas. Des feuilletons littéraires, ils ont gardé le goût de l'accroche, celle qui vous fait acheter le journal la semaine suivante, revenir devant votre écran ou vous précipiter sur le dernier tome d'une saga littéraire.

À ces valeurs sûres, ils ont ajouté tous les apports des riches cultures qui forment le peuple américain et la redoutable rigueur protestante de leurs pères fondateurs.


L'esprit européen, et particulièrement français frondeur par nature, résiste à cette machinerie et se gargarise de l'exception culturelle tout en prônant le multiculturalisme - une autre contradiction intéressante sur laquelle il faudrait revenir.


L'écriture, en français, se doit - si elle ne veut pas devenir aussi précieuse et rare que celle qu'on trouve dans les musées, gravée, sur les tablettes de civilisations disparues - à tout le moins de s'interroger.

Il ne s'agit pas d'appliquer les recettes américaines à la littérature française, mais comme le fait un cuisinier curieux, d'aller à la découverte de légumes oubliés et d'épices nouvelles, pour réinterpréter les classiques de la cuisine littéraire et la faire apprécier à un public large et heureux de les découvrir. Un public qui ne soit pas que germanopratin.


Alors comment faire ? Le talent et l'inspiration seraient-ils devenus des gros mots ? Pas du tout. Mais ne les transformons pas en idoles toutes-puissantes. Revenons à nous. Acceptons nos failles. Commençons à organiser nos pensées. Tout ce qui est écrit existe. Il n'y a pas d'angoisse de la page blanche, juste du Chaos. Le reconnaître, c'est accepter de faire surgir un univers du néant. Mieux, de créer des mondes. Il suffit d'écrire cent mots par jour pour faire un roman.


Retrouvez les romans d'Anna Alexis Michel

et son interview :




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