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LA JOIE DES CORRESPONDANCES

Dernière mise à jour : 9 janv. 2021

Pauline Guedj est anthropologue et journaliste mais aussi maître de conférence, spécialiste des États-Unis. Passionnée de cinéma, elle a sorti en ce début d'année un très beau livre sur Louis Malle et l'Ámérique.




Lorsque l’on écrit sur l’art, que l’on jongle entre les sujets, que l’on se consacre à un créateur puis à un autre, on est toujours agréablement surpris lorsque les parcours semblent se répondre. Est-ce une vue de mon esprit ou est-ce que le trompettiste Miles Davis et la chorégraphe Katherine Dunham, tous les deux évoqués dans ma thèse de doctorat, ont vraiment vécu à East Saint Louis au même moment ? Se sont-ils croisés ? Suis-je en train de rêver où est-ce qu’André Grégory, metteur en scène de théâtre new-yorkais, que j’ai interviewé dans le cadre de mon livre sur Louis Malle (Louis Malle. Regards sur l’Amérique, disponible chez Rencontre des auteurs francophones !), a bel et bien collaboré à Philadelphie avec l’Arthur Hall Afro-American Dance Ensemble, compagnie dont j’ai analysé le travail lorsque j’étais étudiante. Ces différents projets, ma thèse, sur un mouvement religieux africain-américain, le portrait de Louis Malle que j’ai récemment dressé, ont a priori peu avoir. Et pourtant, en creusant, par le hasard des trajectoires individuelles, des correspondances émergent.


Récemment, un dialogue inattendu m’est apparu entre Louis Malle et Steven Soderbergh, réalisateur américain, qui depuis le début de la pandémie me permet de rester active et enthousiaste. Là encore, a priori, peu de liens entre ces deux hommes. Soderbergh, connu pour certains films à grand succès, la trilogie des Ocean’s, Erin Brockovich, Magic Mike, évoque très souvent les réalisateurs qui l’ont inspiré mais jamais Louis Malle. De son côté, Malle n’a, à ma connaissance, jamais parlé de Steven Soderbergh dans des entretiens. Les deux cinéastes ont en commun le fait d’avoir tous les deux reçu la Palme d’or à Cannes à un très jeune âge, 25 ans pour Malle, avec Le Monde du silence, coréalisé avec Jacques Cousteau, 26 ans pour Soderbergh avec Sexe, mensonges et vidéo. Plus tard, lorsque King of the Hill de Soderbergh sera projeté sur la croisette, Malle est président du jury. Le film retient toutefois peu l’attention et il ne figurera pas au palmarès. Non pas que j’en cherchais particulièrement, mais je ne trouve aucune trace de rencontres ou d’échanges entre les deux artistes.


Toutefois, ce constat va s’effriter le 9 décembre dernier, alors que devant ma télévision, je découvre le nouveau film de Steven Soderbergh, Let Them All Talk. Je me suis abonnée à HBO Max pour pouvoir le regarder et j’ai parcouru, rapidement, pour éviter les spoilers, quelques articles dans la presse. Déjà, le casting me met la puce à l’oreille. Le personnage principal, Alice, est interprété par Meryl Streep mais celle-ci partage l’affiche avec deux autres comédiennes, Dianne Wiest et Candice Bergen. Candice Bergen, l’épouse de Louis Malle. Les degrés de séparation s’amenuisent donc grandement mais n’allons pas trop vite. Candice Bergen est plus connue pour avoir incarné Murphy Brown que pour sa relation avec Malle. Ensuite, la scénariste, Deborah Eisenberg, se trouve être la compagne de Wallace Shawn, auteur dramatique, comédien, dont Malle était très proche et avec lequel il a collaboré à trois reprises, notamment et surtout sur My Dinner with André, film culte, que Soderbergh ne peut qu’avoir vu. Tout ceci me titille mais voyons le film avant de se réjouir.


Let Them All Talk raconte les retrouvailles d’Alice, écrivaine à succès, avec ses deux amies d’université. Celles-ci ne se sont pas vues depuis une trentaine d’années et Alice décide de les inviter à la rejoindre lors d’une traversée de l’Atlantique à bord du Queen Mary 2. Alice ne peut pas prendre l’avion et elle doit se rendre en Angleterre pour recevoir un prix littéraire. Sur le bateau, se trouvent également son neveu, interprété par Lucas Hedges, et son agent, joué par Gemma Chan, passagère incognito qui essaie désespérément d’obtenir des informations sur le prochain manuscrit de son auteure. Le film a été intégralement tourné sur une dizaine de jours et la plupart de ses scènes ont été captées à bord du bateau, pendant la traversée. Avant toute chose, la caméra de Soderbergh y montre une série de conversations et de repas. Alice prend son petit déjeuner avec son neveu, les invités se retrouvent le soir pour dîner, le neveu fréquente les bars à cocktails du bateau avec l’agent littéraire. Le spectateur apprend à connaître les personnages à travers leurs mots et souvent Soderbergh s’intéresse à leurs réactions. Quel est le poids de nos paroles sur autrui ? Comment montrer une conversation en s’intéressant autant à la personne qui parle qu’à celle qui reçoit les informations, les digère, s’en égaye ou s’en offusque. Let Them All Talk est donc un film de conversations, en quasi huis-clos, et avec cette constatation les connexions avec Louis Malle semblent se confirmer.

En effet, Malle a réalisé en 1981, le film de repas et de conversation par excellence. My Dinner with André, dans lequel jouait donc Wallace Shawn, compagnon de Deborah Eisenberg, n’est autre qu’une discussion filmée, entre Wallace, auteur dramatique, et André Gregory, metteur en scène. Les deux interprètes y jouent leur propre rôle et la conversation qu’ils mènent à bâtons rompus autour d’un plat de cailles et d’une bonne bouteille de vin, est pour eux transformatrice. Wally, le sceptique, André, le mystique, évoquent leurs expériences, le théâtre, les transformations de la société américaine, New York, leurs rapports au monde, au surnaturel, au capitalisme. Comme Soderbergh après lui, Malle filme les effets de la parole sur chacun, positionnant stratégiquement sa caméra pour offrir un commentaire sur leurs mots, faire ressortir tantôt leur arrogance, tantôt leur humilité, leur maladresse et leur pudeur.


Devant ma télévision, la certitude m’envahit. Les thématiques traitées, la mise en scène, Candice Bergen, Deborah Eisenberg. Ça commence à faire beaucoup. J’ai peine à y croire mais lorsque Soderbergh réalise Let Them All Talk, il me semble qu’il a Malle en tête. Serais-je dans le vrai ? Y aurait-il une logique cachée dans l’enchaînement de mes projets ? En tout cas, je sais quelle sera ma première question si d’aventure j’avais un jour la chance de croiser Steven Soderbergh.



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