Et puis un soir où les températures s’étaient adoucies, à la sortie des élèves, j’aperçus mon père qui me guettait avec des cannes.
– Nous allons où avec ça ?
– À la pêche à la grenouille.
Qu’est-ce qui clochait chez lui ? Déjà qu’il nous forçait à avaler son poisson de rivière qu’il adorait enjôler pendant que sa progéniture s’ennuyait à mourir au bord du canal de Nantes à Brest ou de la rigole d’Hilvern, désormais, il faudrait qu’on asticote l’amphibien. Pourquoi ? Le manger ?
– Pas tout entier, me rassura-t-il, que les pattes arrière. Tu sais sur les cartes des restaurants étoilés c’est un met raffiné.
Le seul établissement respectable à Loudéac, et dans lequel un loufiat ganté aurait pu servir de tels plats s’appelait La Belle Époque, une pizzéria sympathique qui a d’ailleurs fermé ses portes depuis. J’avais beau me torturer la tête, pour l’avoir fréquenté à de rares occasions, je ne me souvenais pas d’avoir lu sur leur menu « Spaghettis à la Rana esculenta ». Je m’en remis tout de même à lui. Que voulez-vous ? À cet âge, ce que parent dit est parole d’évangile.
Nous nous arrêtâmes devant une mare où en effet les coassements indiquaient la présence de ces êtres gluants. Papa, plutôt habile quant au ferrage de l’anguille, mais profane en matière de batraciens, lança sa première ligne au bout de laquelle pendait un ver de terre empalé sur un gros hameçon. La réaction ne tarda pas. La rainette n’étant pas particulièrement douée d’intelligence et peu habituée à être dérangée au fin fond de la Bretagne, elle se rua sur le lombric.
Malgré l’aspect répugnant du hobby, je crois que c’est inhérent à l’humain. L’enthousiasme explose dès que ça mord. Nous voilà poussant des cris euphoriques en admirant notre prise se balancer dans les airs. Mais la liesse passée, il fallut maîtriser l’animal.
Conseil à ceux que l’expérience intéresserait, la bestiole possède une détente prodigieuse et à peine l’avions-nous posée sur l’herbe, qu’elle se carapata entraînant avec elle au fond de la barbotière canne et fil de nylon. De justesse, mon Cadien du bayou la rattrapa. La proie ne s’avoua pourtant pas vaincue et au prix de sa survie, se débattit et bondit en tous sens. Elle nous ridiculisait à chaque évasion. Quand bien même les déconvenues s’enchaînaient, nous pouffions sitôt qu’elle nous glissait entre les doigts. Le duo ressemblait à Tom Sawyer et Huckleberry Finn en plein milieu des marais du Missouri. Aucun ne se hasardait à la saisir par méconnaissance voire peur de la bête.
En définitive, l’adulte la neutralisa et assuma la lourde tâche de lui retirer le leurre. En cette fin de journée, les pêcheurs en formation n’en accrochèrent pas d’autres, ses consœurs s’étant enfuies vers des plans d’eau moins agités. Quelle importance ? Nous avions vécu un moment de franche rigolade. Sans mot dire, nous nous doutions que ce n’était que partie remise et que nous reviendrions, mieux préparés cette fois.
Ça ne rata pas, le lendemain à seize heures trente, il piaffait près de la grille, pourvu d’une audacieuse technique. En lieu et place de l’appât, Maurice avait équipé les lignes d’un morceau de tissu rouge et avait dégoté une épuisette. Il suffisait de remuer le bout d’étoffe à la surface de l’eau, la grenouille attirée par la couleur se jetait dessus et lâchait rarement. Là, la freloche entrait en action. Puis direction le sac poubelle en plastique.
Après plusieurs équipées consécutives, nous prîmes le pli et devînmes des as de la rainette. Nous en capturions par dizaines et les ramenions à la maison où l’étape de la mise à mort les attendait. Autant les choper était dans mes cordes, les tuer était une autre histoire. À l’instar des portées de chiens et chats qui disparaissaient au passage éclair de mon grand-père et de sa bouteille d’éther, je préférais, alors que je savais ce qui se tramait, faire l’autruche et confier l’opération aux grands.
Il n’en reste pas moins que le congélateur se remplissait régulièrement de sachets de cuisses. En conséquence de quoi j’osais la question : « Qu’allons-nous en faire » ? Et mon héros de me regarder avec une superbe que je ne lui oublierai jamais et de me répondre :
– Ta sœur aura un menu d’exception pour sa communion solennelle.
– Comme à La Belle Époque ?
– Oh, mieux qu’à La Belle Époque, fiston.
(...)
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