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Le carnet d’Ananké - Ronald Cicurel



Supposons que vous ayez trouvé un carnet. Le titre, intrigant, est inscrit en larges lettres italiques sur la couverture : Résultats du tiercé de demain. Vous relisez deux fois, car, évidemment, c’est impossible, contradictoire et incohérent. Ce qu’il dit ne s’intègre pas dans votre vision de la réalité. Votre curiosité vous pousse à en savoir plus, vous ouvrez donc le carnet. Le texte se présente comme un document officiel du PMU, le genre d’annonce publiée le lendemain des courses pour attester des résultats. Une brève introduction confirme que ce carnet contient effectivement par anticipation les résultats de courses à venir.

Comment allez-vous réagir ? Prenez donc une seconde pour y penser.


Probablement, comme la plupart d’entre nous en occident, vous allez considérer qu’il s’agit d’une blague, toute votre expérience vous a montré qu’il est impossible de connaître ce qui ne s’est pas encore passé. Bien sûr, certaines personnes font des prédictions. Elles se trompent la plupart du temps. Mais dans notre cas, le carnet ne se présente pas comme des prédictions hypothétiques où le hasard jouerait un rôle, mais comme des résultats officiels. C’est donc forcément une blague. Personne ne connaît l’avenir (sans quoi le tiercé, lui même ne pourrait exister). L’information contenue dans le carnet n’a donc pas de valeur et vous ne pouvez pas vous y fier. Le futur n’est pas écrit. Même s’il l’était quelque part, les humains n’ont pas accès à cette information. Toutes vos conceptions et vos croyances seraient bouleversées si vous preniez ce livre au sérieux. Cependant au moment où vous amorcez le geste de le jeter dans une poubelle, vous vous retenez. C’est tellement curieux que vous avez besoin de l’avis d’un autre. Je devrais quand même le montrer à mon conjoint…


Mais votre réaction de défiance n’est pas celle de notre héroïne : Ananké. Elle, elle veut y croire. Ananké traverse une période de grandes difficultés financières, depuis des mois elle cherche en vain à s’en sortir. Sa situation et toute sa culture incitent son cerveau à mûrir d’autres idées.

Elle voit dans sa découverte une espèce de main tendue par le destin. Elle se persuade qu’elle doit être née sous une bonne étoile, qu’un ange gardien est finalement venu à sa rescousse pour résoudre d’un coup les problèmes qui la paralysent depuis si longtemps. Plus elle y pense, plus elle se dit que ce carnet n’est pas tombé dans ses mains par hasard, précisément à ce moment où elle en a tellement besoin. Il s’agit d’un signe du destin, d’une récompense divine bien méritée. Certains gagnent à la loterie, elle, elle a trouvé ce précieux carnet et va en profiter le plus possible. Elle s’en voudrait de ne pas miser en suivant les indications et constater, le lendemain, que le carnet avait dit vrai. Anaké ne veut pas laisser passer la chance qui lui sourit. Le risque est faible en regard des résultats qui eux pourraient être énormes. Pourquoi en fin de compte, un carnet qui décrit l’avenir n’existerait-il pas ? Sommes-nous devenus si arrogants que nous nions l’existence de ce qui ne cadre pas avec nos théories ? Les astronomes prédisent bien avec exactitude les trajectoires des planètes. Anaké emprunte donc ce qu’elle peut, se dirige droit vers un bureau du PMU et mise la totalité de sa maigre fortune.


Chacun possède sa manière propre d’espérer et de croire, bien souvent au mépris des faits et de l’expérience. Confrontés à l’improbable, les circonstances particulières de nos vies nous incitent à réfléchir différemment, à croire à des choses nous poussant dans une direction que d’autres trouvent raisonnablement impossible. Car croire et espérer est pour nous bien plus important que raisonner et calculer. Bien souvent, le raisonnement vient après coup et s’organise pour confirmer des convictions venues d’ailleurs.


L’écrivain argentin Jorge Luis Borges a écrit en 1941 une intéressante nouvelle qui montre que notre carnet existe bel et bien. Son récit est intitulé : La Bibliothèque de Babel..


La bibliothèque que décrit Borges contient tout le savoir humain, passé, présent et avenir. On peut y trouver tout ce qui a été écrit et tout ce qui sera écrit un jour par l’humanité. Chacun de ses livres est distinct et composé de 410 pages de 320 caractères ou espaces. Toutes les combinaisons possibles de signes respectant ce format en font partie. Elle est bien entendu gigantesque, mais elle contient cependant un nombre fini d’ouvrages[1]. On y trouve naturellement les œuvres de Shakespeare, d’Aristote, de Voltaire, de Dante, mais aussi de grands physiciens du 40e siècle, des explorateurs martiens du 27e et bien entendu le petit carnet de Robert.

Même si la science du 40e siècle vous intéresse peu, vous serez peut-être curieux de savoir que l’intégralité de la bibliothèque se trouve en ce moment même sous vos yeux, cachée dans votre ordinateur. Pour la voir apparaître, il vous suffit de lancer un tout petit programme qui dirait : imprime toutes les combinaisons de signes possibles sur 410 pages de 320 caractères.

Maintenant que la bibliothèque de Babel est à votre disposition, il ne vous reste plus qu’à y trouver le livre qui contient l’information que vous recherchez. Par exemple le petit carnet ou les plans de la fusée intergalactique couramment utilisée au 40e siècle. Cela semble irréalisable, dans ce gigantesque amas d’ouvrages dont la plupart sont du charabia.

Comme vous connaissez le titre du carnet, un moteur de recherche pourra vous aider. Mais, la bibliothèque comprend une innombrable quantité de livres portant ce même titre, vous n’êtes pas au bout de vos peines. Pour que votre moteur de recherche soit plus précis dans sa sélection, il faudrait pouvoir lui donner plus d’information.

Autrement dit : même si l’avenir est écrit, nous ne pouvons vraiment le connaître que lorsqu’il devient le présent.


La connaissance se construit pas à pas, comme un escalier qu’il faut monter une marche après l’autre. Une connaissance s’appuie toujours sur des savoirs précédents. Dans le cas de la fusée intergalactique, on peut probablement anticiper un peu et repérer le bon livre avec quelques années d’avance sur sa date, car les marches de l’escalier de la connaissance scientifique sont construites précisément pour s’emboîter les unes aux autres. Cela permet d’éliminer des ouvrages incorrects avec une certaine anticipation.

Aristote nous avertissait déjà qu’une connaissance partielle est plus dangereuse que l’ignorance. Recevoir une connaissance, une technologie par exemple, par une sorte de don divin, sans la comprendre ne nous aiderait pas. Pour qu’elle soit utile, pour pouvoir la reproduire et construire les marches suivantes, les hommes ont besoin de l’assimiler dans tous ses détails et l’intégrer dans leur description du réel. Il n’y a qu’une manière pour nous d’apprendre, c’est de découvrir (ou redécouvrir) par soi-même pas à pas.


Finalement, le problème n’est pas l’existence matérielle écrite d’un savoir à un moment donné, il se situe surtout dans notre capacité à reconnaître le « bon ouvrage » lorsque nous le croisons. Les objets en eux-mêmes n’ont pas de qualités, ils ne sont ni beaux, ni remarquables, ni petits, ni salés. Pour leur attribuer ces propriétés, il faut un espace mental.[2]

Si Anaké gagne finalement au tiercé, ce n’est pas à cause de « l’existence » du carnet, c’est plutôt parce qu’elle y a cru.


Ce texte est extrait d’un ouvrage de la bibliothèque de Babel.

[1] Pour un alphabet de 25 lettres, la bibliothèque comporterai environ 2 X 101834097 livres distincts. [2] Voir mon livre Brain-Centric, How the Mental Space Builds our Realities.



Découvrez les ouvrages de Ronald Cicurel :


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