Un regard noir. De ce noir profond revêtu du parchemin des peuples oubliés.
Un regard aussi noir que la peau du visage dépourvu de rides et qui embrasse un univers primitif enfoui dans les souffles de la savane africaine. Ce regard noir, c'est elle. Amina.
Telle qu'elle m'est apparue un jour de pluie, les seins nus, un pagne jaune autour de la taille ; les pieds nus, un bracelet de cauris autour de sa cheville gauche. C'est elle, enrobée des senteurs inédites de la terre rouge de ses ancêtres ; cette terre rouge gorgée d'eau, de cette eau du ciel tant attendue. Tant espérée.
Elle. Un signe de vie, un totem sacré au milieu d'une forêt vierge.
Et une voix. Une voix semblable aux calebasses ébréchées par les tumultes évanouis des premiers balbutiements de l'univers.
Amina. Un cri s'insurgeant contre l'oubli. La descendante d'un griot jadis conservateur de la mémoire. Le réceptacle vibrant de la mémoire de son peuple. L'héritière des voix de toutes ces femmes qui se sont tues un jour. Un jour ténébreux. Jour de rituel. Rite qui les tue, elles, les meurtrissant au plus plus profond de leur chair. Excisée.
Les mots ensanglantés de tant de sang ; de tant de maux que peu de mots ne sauraient dire. Cet écrit est sien, dicté par elle. Pour elles.
Mots de cette femme qui m'a pris par la main, moi, la jeune "toubabou" ignorant les secrets de la féminité en ces terres : la meurtrissure intime qui est la leur.
Reine sans héritier ni héritière, reine d'un royaume sourd aux lamentations de ses consœurs, Amina m'a tenue par la main et m'a menée jusqu'au baobab millénaire.
Et je l'ai suivie comme si c'était écrit. Je me suis assise à ses côtés, m'adossant comme elle, contre le tronc du baobab, blottie contre elle, humant son parfum de mangue acidulée. À l'abri de tous les brouhahas du monde, j'ai écouté Amina.
Elle m'a parlé d'elle. Et de toutes ces femmes dont elle est aujourd'hui, le griot.
Amina a déclamé ces mots, lentement, sans interruption :
"-naître ici, c'est mourir ici. C'est aussi vivre aussi. Mais pour vivre ici, il faut vivre, d'abord. Et dans la dignité. Et dans l'absence de douleurs. De ces douleurs que nous portons toutes en nous, telle une tâche honteuse qu'il nous faut dissimuler. Dont il faut taire le nom, tabou.
Qui a décidé pour nous ? Qui a décidé de nous faire subir cette épreuve à perpétuité, ce rituel sordide. Abject. Sous prétexte de vouloir perpétuer les traditions.
Et on nous a dépouillées de notre être, de notre identité en tant que femmes. On nous a volé notre bien le plus précieux.On nous a pris ce qui constitue l'essence même de notre féminité : notre clitoris. Tu vois, fillette,ils ont voulu marquer un passage primordial dans notre vie ; marquer à même notre chair ce moment crucial où une fille sort de l'enfance. Et ce marquage, à vif, seules les femmes qui l'ont subi, en connaissent les conséquences. Douloureuses. Honteuses."Amina s'est interrompue un long moment durant lequel je me suis abstenue de dire un mot. Du haut de mes seize ans, et avec toute ma sérénité et ma candeur de jeune fille "toubabou", j'étais abasourdie par ce que Amina venait de me confier.Ces choses abominables. Atroces. Ce pourquoi elle m'avait entraînée jusque-là, contre le tronc de l'arbre à palabres qui avait dû en entendre, des histoires plus réelles que le réel. Plus cruelles aussi. Au bout d'un moment, la voix d'Amina, aussi ténébreuse que le soir précocement tombé, a vibré les premières murailles de l'obscurité.
"-Naître ici, sur cette terre, pour une fille, c'est un bonheur inouï.
Vivre ici, c'est apprendre à lutter ; à se révolter pour garder ce qu'elle a de plus précieux : son clitoris.Amina pleure, à présent. En silence.
J'imagine cette épreuve inimaginable où une jeune fille pubère se retrouve écartelée, cuisses entravées, tremblante d'effroi, à l'avance, à la vue de cette lame de rasoir qui, d'un geste bref, va la charcuter.Du cœur même de son être. La scène, rien qu'à l'imaginer, me révulse. Je frissonne. Amina m'attire contre elle, referme ses bras autour de moi, consciente de mon émoi. De sa main noire et chaude, elle caresse mon front qui repose contre sa poitrine nue, comme pour en effacer les images sanglantes qui vrillent mes tempes. Au loin, portées par le vent léger qui vient de se lever, les percussions rythmées d'un tam-tam parviennent jusqu'à nous.Amina sursaute, se redresse brusquement, me prive de la chaleur de son étreinte.
"- Tu entends ? Tu entends les sons endiablés de ce tam-tam ?"
Je hoche la tête, inquiète. Indécise.
"-C'est l'annonce d'un mauvais présage. Un rituel. Une jeune fille va être excisée. Meurtrie dans sa chair. Et ils s'en réjouissent. Ils en font une réjouissance. Je dois y aller. Je dois empêcher ce crime.
Pars, "toubabou". Quitte cette forêt en passant par ce sentier, derrière le baobab.
Va rejoindre les tiens."
Je me lève à regret, consciente qu'il me faut obéir à Amina.
Attends ! Crie-t-elle, tandis que je me prépare à m'en aller. Sortant de sous son pagne un bâtonnet de kaolin, elle l'enduit le front de traits. Et les bras, y laissant des traces de croix blanches, avant de murmurer, au creux de l'oreille :
"-ne nous oublie pas, "toubabou". N'oublie pas les femmes d'Afrique. Garde leurs épreuves dans ta mémoire."
Avec l'agilité d'une biche, j'ai vu Amina au regard noir se fondre dans le noir. Disparaître, avalée par l'épaisseur de la nuit. Comme si elle n'avait été que le fruit de mon hallucination, une légende. Je me suis levée. J'ai emprunté le sentier qu'elle m'a indiqué.
Au moment où je suis parvenue jusqu'à la demeure louée par mes parents pour ces vacances en terre africaine, je n'ai croisé ni mes parents, ni mon frère aîné.
Sur la pointe des pieds, je me suis faufilée dans la chambre que l'on m'avait attribuée, avec ses fenêtres ouvertes sur la savane, les cris des hyènes et les croassements des crapauds logés dans un marécage, à proximité.
Perdue dans la contemplation d'un margouillat se promenant sur le plafond de la chambre, un son de tam-tam a soudain surgi. Un tam-tam différent du précédent.
Un tam-tam qui semblait avoir une âme. J'ai compris que Amina avait réussi. Qu'elle avait accompli sa mission. Du moins, je l'espérais. Me rapprochant du miroir sur pied face à mon lit entouré d'une moustiquaire, j'ai relevé la jupe en coton blanc.
J'ai baissé ma culotte petit bateau en coton bleu. Les lèvres, intactes, étaient roses. Ces lèvres, preuves rosies de ma féminité. De mon entité de femme.
Amina. Cet écrit est le tien. Et celui de toutes les femmes qui, comme toi, ont subi, en payant de leur intimité, le prix d'un rituel obsolète. Et d’une épreuve obscène.
Cet écrit est la preuve que je n'ai pas oublié. Que j'ai tout gardé en mémoire. De cette mémoire que nul ne saura enrayer ni effacer. Parce que inscrite, quelque part, dans les veines d'un tronc de baobab.Cet écrit est un lien couleur kaolin. Entre Amina la femme et moi, la femme en devenir.
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