Jean-Jacques Zeis sera l'invité de l'émission de rentrée de Rencontre des Auteurs Francophones ce mercredi 1er septembre.
Il nous offre un extrait de son très beau roman qui pour cadre la Chine du 8ème siècle.
"Arrachés par les bourrasques de vent glacé, les derniers feuillages tombaient sur le sol trempé, aussitôt emportés par le ruissellement des eaux de pluie, tandis qu'une nuée de corbeaux affamés passait en croassant lugubrement au-dessus de la capitale.
Un soleil froid tentait vainement de percer l'épais manteau de brouillard fuligineux qui persistait depuis plusieurs jours déjà, annonciateur de l'hiver.
Confortablement installé dans le boudoir de monsieur Weng, Liang étudiait le Zhong Yong, « l'Invariable Milieu» qu'il se devait de connaître en vue de l'examen préfectoral et le jeune homme récitait les Neuf Principes en comptant au fur et à mesure sur les doigts de ses mains.
Monsieur Weng entra dans la pièce, un jeu de Xiangqi sous le bras.
-As-tu reçu ta convocation du Ministère des Rites?
Liang interrompit sa lecture.
-Oui, monsieur Weng, je ne dispose plus que de quelques jours...Heureusement que monsieur Omar me laisse sortir plus tôt pour préparer mon examen!
Le marchand de céramiques disposa le jeu sur une élégante table laquée rouge et invita Liang à venir s'y asseoir.
-C'est assez pour aujourd'hui...Il faut savoir te détendre si tu veux garder l'esprit clair.
Liang protesta mais monsieur Weng insista et fit servir le thé accompagné comme à l'habitude de savoureux gâteaux, sachant parfaitement que son élève n'y résisterait pas longtemps.
-Je pense que tu as largement atteint le niveau requis pour cet examen; essaie de prendre un peu de bon temps...Tiens, aide-moi donc à placer les pièces sur l'échiquier.
Liang obtempéra et plaça les seize pièces de chaque joueur sur les intersections des cases en prenant bien soin de mettre les rouges du côté de monsieur Weng, car c'était le joueur rouge qui commençait la partie, se réservant les bleus.
Le jeune homme aimait jouer tantôt au Chatrang avec Abdallah, tantôt au Xiangqi avec monsieur Weng car cela constituait un excellent exercice pour stimuler sa mémoire.
Les deux joueurs prirent place de chaque côté de la table et monsieur Weng commença. Chassant une mouche imaginaire avec son éventail de soie, il s'accorda quelques instants de concentration en lissant ses moustaches de chat et finit par avancer un soldat d'une case droit devant lui.
-N'oublie pas que l'Officier ne quitte jamais le Palais et que les deux rois ne peuvent se faire face sur une même colonne ouverte...
Liang se concentra sur le jeu.
-Non, monsieur Weng, je n'oublie pas...
Au fur et à meure de la progression de la partie, monsieur Weng analysait les réactions de Liang, ses hésitations tout comme ses précipitations à jouer, car le jeu n'était qu'un prétexte qui lui permettait de jauger son élève, à son insu bien entendu, au-delà de ses connaissances. Son sens de l'observation et de la réflexion, par exemple, de même que sa rapidité à prendre une décision étaient autant de facteurs à prendre en compte car, dans la vie d'un homme, ces qualités pouvaient conditionner son avenir, soit en le condamnant à ramper toute sa vie au niveau des immondices, soit en l'élevant vers les sphères éthérées que seuls les fins lettrés pouvaient espérer atteindre un jour.
Monsieur Weng avait placé d'énormes espoirs en Liang qui n'était déjà plus l'enfant qui avait pénétré un beau jour d'été dans son magasin, mais pas encore un homme, cependant. Il lui restait beaucoup de chemin à parcourir et monsieur Weng se devait de l'accompagner tout au long de sa métamorphose pour faire de la chrysalide un papillon.
Tout en jouant, Liang engouffrait de délicieux gâteaux de riz gélatineux à la pâte de haricot sous le regard attendri de son professeur et mécène qui le trouvait décidément trop chétif malgré son bel appétit. Mais les dieux en avaient décidé ainsi et l'on ne s'opposait pas à la volonté divine. L’essentiel n'était-il pas qu'il conservât une bonne santé ?
La partie se termina lorsque monsieur Weng paralysa le camp de Liang qui ne put empêcher la capture de son roi.
-Vous êtes trop fort pour moi, monsieur Weng, je ne pourrai jamais gagner une partie!
Le boutiquier esquissa un sourire mais ne tira aucun profit de sa victoire, au contraire.
-Je ne suis pas de cet avis, mon petit. J'ai commencé à jouer aux échecs lorsque notre bien-aimé empereur monta sur le trône; j'avais ton âge environ lorsque mon père m'initia à ce jeu; alors vois-tu, il n'y a aucune honte à avoir; je trouve même que tu fais d'énormes progrès, plus rapides même que ne furent les miens.
Liang soupira, dubitatif.
-Vous dites cela pour me faire plaisir mais je fais encore des erreurs impardonnables.
-Non, pas du tout, tu as juste besoin de repos. Mais avant cela, j'ai un cadeau pour toi.
-Un cadeau?
Le boutiquier se glissa derrière un élégant paravent de soie orné de jeunes filles jouant du luth au bord d'un ruisseau; il en ressortit avec un magnifique bonnet qu'il tendit à Liang.
-Je crois savoir par mon ami Abdallah que tu es dans ta vingtième année et comme tu le sais, tout homme atteignant ton âge doit porter un bonnet. Comme ton père n'est hélas plus de ce monde, permets-moi de pratiquer la cérémonie du Guanli , le rite de passage à l'âge adulte, en son nom. J'en informerai ta mère, bien entendu en lui faisant une visite de courtoisie car je dois lui parler de beaucoup de choses.
Liang retourna le bonnet de fourrure dans tous les sens, les yeux écarquillés.
-Monsieur Weng, c'est trop d'honneur...Je ne puis accepter!
-Tu n'as pas le choix, mon petit, à ton âge tu ne peux plus sortir dans la rue avec un simple bandeau sur la tête, et puis par le temps qu'il fait, on peut dire qu'il te sera bien utile! Allez, mets-le!
Liang ne se fit pas prier davantage et mit le bonnet qui faisait officiellement de lui un homme aux yeux de tous; il s'inclina plusieurs fois devant son bienfaiteur qui riait en levant les bras d'admiration.
-Tu es magnifique! Désormais tu as droit au respect de chacun; tu n'es plus un enfant mais n'oublie pas non plus que tu as des devoirs et que tous tes actes doivent être inspirés des enseignements confucéens.
-Oui, monsieur Weng, je m'en souviendrai et ne vous décevrai pas.
Liang se dirigea vers le seuil de la porte. Un éclair déchira le ciel, immédiatement suivi d'un coup de tonnerre.
-Rentre vite à présent, avant qu'il ne pleuve à nouveau. L'hiver arrive à grands pas; regarde ces nuages sur l'horizon...C'est de la neige pour demain.
Le jeune homme remercia une dernière fois monsieur Weng et s'inclina avant de rentrer chez lui, tout fier d'arborer son nouveau couvre-chef. "
Découvrez le roman :
Pour suivre l'émission en direct, rendez-vous le 1er septembre à 2pm (New York) 20 heures (Toulouse) sur le groupe :
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