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LE TEMPS DES OURAGANS

Le ciel noir et l'air lourd en attestent : le temps des ouragans est revenu. Officiellement, depuis le premier juin et jusqu'en novembre, Miami est en "Hurricane Season". Impossible de l'oublier quand vous vivez en Floride. Non pas que cela soit inquiétant. Il n'y a que les nouveaux venus que cela perturbe. Ceux qui migrent de New York ou de Californie à la recherche d'un paradis fiscal et tropical.


Le vrai Miamien s'en fout. Enfin, il ne s'en inquiète pas plus que de la montée des eaux. C'est-à-dire pas davantage que de son premier verre à cocktail souvenir à emporter de chez Monty's. Tout cela est habituel, récurrent et donc, quelque part, rassurant. La saison des ouragans, cela fait partie du calendrier comme les Snowbirds canadiens en shorts et tong-chaussettes en hiver.


Si la saison des ouragans est contrariante, c'est surtout à cause des assurances. Un mois, avant qu'elle ne commence, les assureurs annulent vos polices, histoire de vous forcer à les renégocier à leur avantage. Et puis, la veille du Memorial Weekend, ils vous appellent, du fond d'une bodega, pour vous dire qu'exceptionnellement, au prix de beaucoup d'efforts et de nuits sans sommeil - à faire, en réalité, du frotti-frotta sous prétexte de Bachata -, ils ont trouvé une compagnie prête à vous faire une fleur et à vous couvrir quand même. Il y aura une petite augmentation de votre prime : dix pour-cent, pas grand-chose, vous avez de la chance. Mais il faut signer, tout de suite, dans l'heure, car, après le week-end, la saison aura commencé et plus aucune compagnie ne vous assurera.


Les ouragans, c'est aussi tout un petit commerce, celui des kits de survie et de la nourriture lyophilisée. C'est cher, mais ça ne périme qu'au bout de vingt-cinq ans. Pourvu qu'on ne l'ouvre pas. J'ai acheté le kit la première année, je ne l'ai pas ouvert, il devrait me faire sans problème les vingt prochaines. Ce qui m'avait amusée, c'était la proposition de l'acheter à crédit : mensualiser la fin du monde, c'est extraordinaire et tellement américain.


J'ai vécu quelques ouragans et je sais que je suis miamienne parce que je n'en ai plus peur. J'ai fait mes armes sous Irma - cette expérience m'a d'ailleurs inspiré un roman, "Irma et les autres", qui a connu son petit succès en finissant finaliste du prix plume du jury des plumes francophones 2020. J'ai connu mon premier couvre-feu, les commerces barricadés, les arbres déracinés. Pourtant, je vois venir la saison qui commence avec la sérénité des vieux sages qui ont tout vécu. Ne vous méprenez pas : je sais que c'est sérieux, qu'il peut y avoir des morts, des vies bouleversées à jamais. Mais je sais que si on n'en meurt pas, on en sort grandi, comme de toutes les saloperies que la vie nous promet. Je sais l'extraordinaire logistique des Américains et l'immense résilience des Miamiens.


Et ce ciel noir me rappelle qu'ici, c'est chez moi. Que, quoiqu'il vous arrive, à Miami, rien n'est vraiment grave. Surtout si vous êtes vivant. Et que c'est pour ça que c'est ma ville. Que chaque battement du cœur est un miracle et chaque jour où je vois le ciel, l'horizon et l'eau infinie, un cadeau.


À l'heure où les Européens travaillant aux Etats-Unis, et qui s'étiquettent expatriés, s'entassent dans les avions pour opérer leur annuelle migration et mue en juilletistes, aoûtiens, ou les deux de l'autre côté de la mare, moi, j'embrasse ce pays dans lequel je me sens de moins en moins immigrée au fur et à mesure que les saisons, qu'elles soient d'ouragans ou pas, défilent.


Je sais qu'il y aura des pluies torrentielles, dignes de concurrencer la mousson indienne, et des fins d'après-midi aux couleurs belles à vous en crever les yeux, qui vous plongent dans un état de totale stupéfaction. Et cette année, des lâchers de moustiques, génétiquement modifiés pour séduire les femelles piqueuses dans le but abject mais bien utile au tourisme de dézinguer leur race, - d'après les savants fous qui jouent à Dieu depuis qu'ils l'ont dégommé du monde- parce que leur hybride, incapable de se reproduire, ne survivra pas. Et ce temps collant, humide, gluant que n'arriverait pas à concurrencer le plus chaud hammam, mais qui me fait la peau douce d'un gommage naturel et permanent.


Et moi, derrière ma fenêtre, je regarderai les ouragans arriver, je les combattrai à coups d'incantations et de positivité pour qu'ils se détournent, qu'ils s'abattent sur les Everglades et sur toutes les bestioles préhistoriques qui y survivront de toute façon. J'espère juste que nous ne serons pas évacués. Ça m'empêcherait d'écrire. Oui, cet été, je vais écrire. Parce que je suis un écrivain et que c'est ce que les écrivains font quand il y a des ouragans.


Les romans d'Anna Alexis Michel sont disponibles sur Rencontre des Auteurs Francophones


Retrouvez son interview :





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