Chaque jour, la journaliste et auteure New Yorkaise, Célhia de Lavarène, se rend à son bureau aux Nations Unies. Chaque jour, elle porte un regard passionnant sur ces new yorkais qui traversent la ville avec elle. Il y a quelques mois, elle nous avait offert le premier volet de ces chroniques du M15...Voici la suite !
15 avril 2021 : Ce matin dans le M15 : je suis assise depuis 5 minutes lorsqu’une vieille femme prend place en face de moi. Est-ce parce que j'ai la gorge sèche, je me mets à tousser. La femme me regarde, agacée. J'essaie de me retenir, mais n'y parviens pas. "Allez-vous asseoir ailleurs", m’intime-t-elle méchamment. Je ne réponds pas et essaie de me retenir. Quelques stops plus loin, une jeune asiatique monte et se dirige vers le fond du bus. Alors qu'elle passe devant elle, la vieille dame éructe : "elle n'a pas intérêt à venir s'asseoir près de moi celle-là. Qu'elle rentre dans son pays". "Vous n'avez pas honte ? " dit un jeune homme qui se tenait non loin. Furieuse, la vieille femme se lève d'un bond et se dirige vers le chauffeur qu'elle agonie d'injures car, et c'est ce qu'elle lui déclare, il n'est pas capable de faire régner l'ordre dans son bus. Elle descend. "Nous devrions faire une pétition pour que Cuomo (le gouverneur de l'État de New York) renvoie tous les racistes de son espèce chez Trump à Mar-a-Lago", dit le jeune homme en éclatant de rire. "Allez-y, je vous assure que vous aurez de nombreuses signatures," dit une jeune femme. Lorsque je suis descendue du bus, le jeune homme et la jeune femme était en pleine conversation. Le M15 comme lieu de rencontre ? Pourquoi pas ?
16 avril 2021 : Ce matin dans le M15 c'est mon jour de chance : mon couple préféré vient de monter, et c'est comme si le bus entier passait comme par magie, du noir et blanc à la couleur. "Ah voici mon chauffeur favori," dit-elle au chauffeur dont le visage s'illumine. Elle s'avance, dit hello à quelqu'un qu'elle reconnait. Ils prennent place sur les deux sièges juste à côté de moi. Elle me regarde, dit bonjour. Elle porte une redingote gris foncé qu'elle ouvre en s'asseyant. Elle n'a pas son sac rouge habituel mais un élégant cabas en cuir bleu marine. Il a revêtu un blaser marron sur une chemise blanche et une cravate rouge à pois blancs. Il s'absorbe dans le New York Times et elle dans son livre dont j'essaie d'apercevoir le titre sans y parvenir. De temps en temps, elle s'arrache à sa lecture pour jeter un regard bienveillant sur les passagers. Un regard qui curieusement les rend beaux. Ce matin, mon couple préféré est monté dans le bus et ma journée entière s'est ensoleillée.
20 avril 2021 : Ce matin, le temps est radieux. Le thermomètre devrait afficher 21 degrés dans l'après-midi. Dans le M15, les tenues légères sont de sortie. Deux arrêts après le mien, mon couple favori fait son apparition. Il s'aide d'un déambulateur rouge, -ultime geste de coquetterie- qu'il manie avec maladresse. Elle semble plus voûtée que dans mes souvenirs. Elle a revêtu un chemisier blanc sur une jupe marine sur laquelle elle a posé une jolie veste écossaise dans les tons rouges. Il porte une chemise aux fines rayures blanches et marines, un pantalon beige et un blazer bleu marine. De son cabas rouge, elle a sorti le journal qu'elle lui tend avec tendresse. Ces gestes ont quelque chose de rassurant. Je les observe un long moment, heureuse de les avoir revus mais triste de constater qu'ils ont incroyablement vieilli en peu de temps, bien qu'ils semblent aborder la vieillesse avec élégance. Et je ne peux m'empêcher de penser qu'un jour, ils disparaitront de mon horizon sans vraiment savoir que chaque voyage en leur compagnie a ensoleillé mes journées et parfois les vôtres.
28 avril 2021 : Ce matin dans le M15 : la météo annonce 30 degrés dans la journée. Dans la rue, il y a comme un air d'insouciance. Les tenues d'été ont été ressorties à la hâte. Dans le bus, quelques passagers semblent un peu étriqués dans leurs vêtements. C'est ce qu'explique une passagère à une amie : "Je n'en reviens pas. Cela fait un an que je n'ai pas remis ces vêtements, et ce matin, j'ai eu toutes les peines du monde à fermer ma veste". "Pareil pour moi. Il faut dire que j'ai pas mal abusé du rosé et autres sucreries pour garder le moral. Et maintenant, voilà, il faut payer le prix." Elles regardent autour d'elles et pouffent de rire en détaillant les voyageurs. "Bof, apparemment, il n'y a pas que nous". "Certes, mais cela ne me console pas. A moins que je ne rencontre un homme plein de fric qui accepte de renouveler ma garde-robe". Et de pouffer de plus belle.
4 mai 2021: Ce matin dans le M15 : le ciel est gris mais pour deux jeunes passagères, c'est déjà l'été. Elles portent des T-shirt colorés sur des jupes ultra-courtes et discutent joyeusement en attendant que la vieille femme devant elles retrouve sa carte MTA. Ne la trouvant pas, la vieille dame s'emporte contre le chauffeur puis contre les passagers qui s'impatientent. Les deux jeunes filles, dont une a les cheveux verts, passent devant elle pour payer et se font réprimander : "Dites-moi jeunes filles, vous ne pouvez pas attendre votre tour? Et cette tenue, ce n'est pas une tenue pour la ville." Les gamines partent vers le fond du bus, s'affalent sur un siège en riant aux éclats. "Dis donc, si je suis comme ça quand je serais vieille, tue-moi", dit l'une d'elle. "Celle-là, c'est le genre à ne pas se faire vacciner rien que pour emmerder la terre entière", dit l'autre qui soudain se lève et demande à voix haute : "qui est vacciné" ? Les passagers se retournent et sourient sans répondre. "Je ne suis pas vaccinée. Je suis trop petite," dit une fillette qui vient de s'asseoir avec sa maman. La jeune fille la regarde avec tendresse : "Mais toi tu ne risques rien. Elle si," dit-elle en montrant la vieille dame du doigt. "C'est triste ce que tu dis," s'exclame la petite fille. "Pardon, je ne voulais pas te faire de peine," dit la jeune fille. "Elles sont plutôt sympathiques ces jeunes," dit un homme assis non loin de la vieille femme. "S'il existe un vaccin pour ne pas vieillir comme elle, je suis preneuse," dit une des gamines à haute voix.
10 mai 2021: Ce matin dans le M15 : les passagers ont sortis leurs doudounes. Il fait un temps de novembre : gris, pluvieux et froid. A l'arrêt après le mien, mon couple préféré monte. Elle a revêtu une longue doudoune noire, des collants clairs et des ballerines noires. Lui porte une veste à chevrons marron sur un pantalon en velours côtelé marron foncé. Elle l'aide à installer son déambulateur rouge, puis prend place près de lui. Elle a beau trembler, ses gestes sont assurés, notamment lorsqu'elle sort de son joli sac noir le New York Times. Cette fois, elle ne lit pas un livre mais a partagé le journal en deux parties. De temps à autre, elle se rapproche de lui et lui montre un article qu'ils commentent ensemble. Lorsqu'ils se sourient, leurs visages s'illuminent, tout comme ma journée.
10 juin 2021 : Ce matin dans le M15 : A l'extérieur la chaleur est infernale à un point tel que même l'air conditionné du bus fonctionne au ralenti. Deux jeunes filles montent en pouffant de rire. Elles sont vêtues comme toutes les adolescentes : T-shirt, Jeans et baskets. Elles ont 12 ans à peine. Elles prennent place côte à côte en se bousculant. Montent une jeune femme et son enfant. Elle porte un legging bariolé vert, rose, violet, jaune et orange. Ses cheveux sont verts et violets. Son fils est vêtu d'un survêtement rose et rouge. A ses pieds, des baskets vertes. Les deux jeunes les regardent passer : " On ne peut pas dire qu'elle n'a pas le sens des couleurs. C'est dur pour son fils, le pauvre. Il n'a pas le choix", dit l'une en français. Elle se tait quelques instants. "Tu vois, le bus, c'est plus marrant lorsque ma mère n'est pas là. Avec elle, on ne peut ni parler, ni bouger." "Pareil pour moi. La mienne, elle est chiante comme la pluie. Tu ne peux rien dire," dit son amie. Elles jettent un regard autour d'elles, se rapprochent l'une de l'autre et chuchotent en pouffant de rire. "Elles ne savent pas qu'elles vivent les plus belles années de leur vie," dit une femme qui les regardaient. "Je ne crois pas Madame", dit la plus jeune. "Je viens de passer un peu plus d'une année sans aller à l'école, sans voir mes amis. Alors maintenant, j'en profite".
11 juin 2021 : Ce matin dans le M15 : je regarde le ciel tout gris en rêvant, lorsque je m'aperçois que mon couple préféré vient de monter. Elle a revêtu un joli tailleur beige dont la jupe droite, ultime coquetterie, s'arrête timidement 5 cm au-dessus du genou. Un chemisier en soie rose beige égaie l'ensemble. A ses pieds, de jolies ballerines noires. Il porte un pantalon beige et un blazer marron et s'aide de son déambulateur rouge pour parvenir à son siège. Je les imagine le matin, choisissant leurs vêtements avec soin de façon à être coordonnés. Elle a posé sa main sur le bras de son mari et se penche tendrement vers lui pour commenter l'article qu'il lui montre. Lorsqu'ils sont dans le bus, j'ai l'impression qu'un peu d'humanité souffle sur les passagers. En tout cas, lorsque j'ai quitté le bus, il m'a semblé que le ciel était moins gris. J'ai même cru apercevoir un peu de ciel bleu.
17 juin 2021 : Ce matin New York baigne dans un doux soleil qui se reflète dans les vitres des gratte-ciel. Dans le M15, Il y a les passagers qui ont l'air de sortir de leur lit : vêtements froissés, enfilés à la hâte, cheveux hirsutes, œil éteint. Il y a ceux qui ont passé un temps infini à assembler des couleurs qui d'ordinaire ne s'assemblent pas. Puis il y a mon couple préféré qui a choisi sa tenue avec un goût sûr. Ainsi ce matin, elle porte une jolie robe rouge mi-longue qu'on pourrait croire assortie au déambulateur de son mari. Il a revêtu une chemisette en coton blanc, sur un pantalon en toile beige. Leur bonheur est si contagieux qu'il m'a donné envie de danser.
23 juin 2021 : Ce matin dans le M15 : le soleil est de retour après une journée grise et pluvieuse. A l'arrêt juste après le mien, mon couple préféré fait son apparition. Elle porte une jupe droite chinée beige, rouge et noir, un chemisier beige et une jolie veste rouge sur laquelle elle a épinglé une broche dorée en forme de coeur. De son sac rouge, elle a sorti le journal qu'elle tend à son mari, et un livre dans lequel elle se plonge sans attendre mais tout en s'assurant que tout va bien pour lui. Il a revêtu une chemise en jeans et un pantalon beige. A ses pieds, des sneakers noirs. Il y a quelque chose de rassurant dans leurs gestes répétitifs, dans la façon dont ils se regardent, comme s'ils refusaient que le temps les sépare. Au fur et à mesure que le bus roule, ils se rapprochent l'un de l'autre jusqu'à ne faire plus qu'un. Je les observe à la dérobée et je ne peux m'empêcher de penser qu'au milieu des tracas du Monde, leur présence est peut-être le signe que finalement, tout ira bien.
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