Le bonheur d'enseigner la langue que je connais à ceux qui la découvrent me donne la chance de confronter mes certitudes à la candeur malaisante de mes interlocuteurs américains. C'est rafraîchissant. Ils sont, en général, surdiplômés et l'étude du français et de ses subtilités relève pour la plupart d'entre eux d'une démarche qui s'apparente davantage au cabinet de curiosités qu'à la nécessité professionnelle.
Leur fréquentation me rappelle chaque jour que les mots, particulièrement en français, loin d'être de simples armes dont on pourrait apprendre à parer les coups, sont des pièges à loups qui, à défaut de vous arracher un membre, distillent un poison qui s'insinue jusqu'au cœur.
Voilà pour moi l'occasion rêvée de vous parler de l'usage raisonné des dialogues, du texte et du sous-texte par l'écrivain. Les dialogues, c'est vous et moi, bavassant gentiment autour d'une tasse de café ou d'un mojito. C'est moi, parlant à mes enfants, au jardinier, au livreur. Bref, c'est la vie. La substantifique moelle de la vie humaine, ce sont ces mots qu'on échange entre nous. Parfois avec le chat. Plus rarement avec le mur, sinon à défaut qu'il s'agisse d'un dialogue avec moi-même, il fera rarement écho à mes suppliques et s'il le fait, c'est qu'il sera grand temps de songer à m'interner. Je ne parle pas de la même façon que j'écris. Enfin, si parfois. Et alors les gens éclatent de rire, car mon parler oscille entre une gouaille digne d'un film dont les dialogues seraient signés Michel Audiard et le langage précieux d'un vieil Académicien. L'effet comique est immédiat et, bien sûr, voulu. Cette largeur de gammes me permet de dire des choses pas toujours agréables à entendre, tout en déridant l'atmosphère. Mais quand je demande qu'on me passe le sel, je ne fais pas d'effet de manche : je m'adresse à mon interlocuteur avec un vocabulaire, un registre de langue et un ton adapté à sa personne et à notre relation.
Écrivain, il en va de même de vos dialogues ! Soyez vrai ! Adaptez-les à l'âge et au milieu socio-professionnel de vos personnages. Je ne parle pas de l'usage de vocabulaire dit "jeune", car rien ne se démode plus vite que ce qui est tendance, donc fuyez comme la peste ce qui marquera trop votre texte et le rendra illisible dans deux ou trois saisons. Moi, je vous parle des attentes propres à chaque âge et à chaque milieu : traduisez-les en mots simples, accessibles, universels. Relisez vos dialogues à voix haute, convoquez votre meilleur critique et asseyez-vous au calme, dans un endroit ombragé, puis jouez la scène. Ce dialogue vous semble-t-il crédible ? Si oui, c'est génial. Dans le cas contraire, jetez-le.
Alors, il faudra faire la part des choses entre le texte et le sous-texte. Entre ce que le mot prétend dire et ce qu'il dit vraiment : un mot peut avoir sa signification détruite ou amodiée par le mot voisin ; ou par le contexte dans lequel il est prononcé ; ou simplement par le ton sur lequel il est dit. Il y a, grosso modo, trois façons de marquer le sous-texte : - Commençons par le ton. Moqueur ou pince-sans-rire, c'est le ton préféré des pervers narcissiques, celui de ceux qui dégomment toute estime de vous avec la précision des tireurs d'élite. L'humour n'est jamais innocent, on ne plaisante jamais vraiment. Enfin, quand on le pratique, on connaît son pouvoir destructeur. Pleurnichard, rigolard, ou tout autre, le ton donne au texte un tout autre contenu. - Ensuite, le contexte. Examinez le mot "contexte", comme il est étrange. Voyez-vous, il contient le mot "texte" précédé de trois lettres : "con". Non pas dans ce sens-là - ne vous faites pas plus idiot que vous êtes - du mot latin "cum", qui signifie "avec". Voilà, exactement le contexte, c'est ce qui accompagne le texte. Ce qui l'entoure. Ainsi, en présence d'un tiers, vous n'appellerez pas votre amour du même tendre surnom que vous lui donnez sur l'oreiller. Et suivant le rang de ce tiers et son importance relative, ou pas, à vos yeux, vous irez même jusqu'à dénier votre affection sincère, voire jusqu'à traiter votre amour comme une étrangère, limitant vos interactions, ne lui parlant que pour lui passer la salière. La rabrouant quand elle utilise le "nous".
Alors qu'il y a dix minutes, dans la voiture, vous lui teniez la main et l'embrassiez chaudement. Elle ne comprendra rien, elle sera bouleversée de tant de froideur devant des étrangers qui ne sont rien pour elle, et qui ne devraient rien être pour vous, tant l'amour est, en réalité, la seule chose qui vaille la peine d'être cultivée. Mais rien n'y fera : le contexte aura tué le texte. Et il vous faudra, tout à l'heure, bien des mots pour qu'elle vous pardonne. Bien du texte pour sortir du contexte. - Enfin, il y a le mot voisin. Celui qui tue ou amodie celui qu'il accompagne. Le meilleur exemple en français est celui du mot "aimer".
On aime sincèrement quand il n'y a pas besoin de qualificatif. Je m'explique. Le français ne connaît pas la différence entre "like", "love" et "in love". Tous trois se traduisent par aimer. Alors, on peut finasser et dire oui, mais on a des verbes approchants : apprécier pour les choses, être amoureux pour les gens. Faux, tout cela est de la périphrase, du bon usage des mots pour noyer le poisson. Dans le français de tous les jours, quand on prétend aimer les religieuses, il sera nécessaire de préciser si on parle pâtisserie, foi chrétienne ou fantasme.
C'est pourquoi le français, avec ou sans majuscule, a beaucoup de mal à dire "je t'aime". Il y a quelque chose de radical et d'absolu dans cette déclaration qui l'empêche d'en faire un usage inconsidéré. Aux USA, et en Amérique du Sud encore davantage, on dit "love you" à tout bout de champ, même à sa caissière quand elle vous tend votre sac à provisions. De là, une réputation de superficialité que beaucoup d'Américains du Nord ne méritent pas, car leur amour est souvent sincère même s'il semble naïf, et la bonne fortune des Sud-américaines qui font chavirer le cœur des vieux messieurs qui s'imaginent - les fous - qu'une fille de vingt ans puisse les aimer.
Je l'ai dit, en français, aimer, c'est grave, c'est solennel. On n'aime pas comme ça. On kiffe, on a dans la peau, on est chaud. Quand on aime, et qu'on le dit, c'est qu'on s'abandonne à l'autre pour fusionner avec lui, quelques années, ou pire, pour la vie. Ça fait peur. Alors, il suffit d'ajouter un mot à aimer pour qu'il ne veuille plus rien dire : bien, beaucoup, énormément. Ajouter, c'est minorer. Encore une preuve, s'il en fallait, que "less is more".
On aime bien que ceux qu'on n'aime pas.
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