J’ai vu mon fils monter l’escalier devant la maison. Je l’ai vu poser sa trottinette sur le sol, regarder à droite, puis à gauche. Maman, c’est où déjà ? Trop de temps passé loin de la ville, il a oublié.
J’ai vu la trottinette filer sur la septième avenue. Je l’ai vu éviter les passants, parfois de justesse, marquer des pauses à chaque passage piéton. J’ai vu le bonhomme jaune, la main orange et le count-down chiffré.
J’ai vu l’onglerie du coin. Autrefois, courue. Aujourd’hui, à louer. A l’intérieur, des gravats, des fauteuils à pédicure éventrés, des étagères vides.
J’ai vu le bar burkinabais qui, lui, semble toujours en vogue. Télévisions allumées, terrasses couvertes sur le trottoir et sur la rue.
J’ai vu un attroupement devant un deli, de la fumée de cigarette, des cannettes de bière et des paquets de chips.
J’ai vu un adolescent, le micro devant la bouche. What’s up bro ? J’ai sursauté, comme si souvent, comme avant. Toujours l’impression que c’est à moi que l’on s’adresse.
J’ai vu un bus à l’arrêt. J’ai vu le conducteur activer la bascule du marchepied. J’ai vu un homme en fauteuil roulant. J’ai vu les passagers attendre en silence.
J’ai vu des vendeurs d’encens, des stands de t-shirts, des drapeaux Black Lives Matter et des sweat-shirts exhibant les silhouettes d’Angela Davis et de Huey P Newton.
J’ai vu un homme appuyé à un arbre, les dread locks rassemblées dans un turban. Je l’ai vu sourire à mon fils et m’adresser un signe de la tête. Hello beautiful.
J’ai vu un homme couché à terre, le t-shirt troué remonté au-dessus du ventre. J’ai vu une barquette de riz renversée à ses pieds.
J’ai vu des femmes en file indienne devant une église. Je les ai vues en sortir, un sac de nourriture à la main.
J’ai vu un jeune homme courir au milieu de la rue. J’ai vu des femmes tirant des caddies et poussant des chariots.
J’ai vu des coiffeurs et des barbiers. J’ai vu un client se faire tailler le bouc, une femme se faire tresser les cheveux et un enfant sortir d’un salon sans un poil sur le caillou.
J’ai vu des magasins de wax et de beurre de karité. J’ai vu des épiceries qui font notaire et des barber shops qui préparent les déclarations d’impôts.
J’ai vu les escaliers des brownstones. J’ai vu des têtes s’agiter au rythme des radios et des téléphones. J’ai vu des pétards circuler et des parties de cartes endiablées.
J’ai vu une armada de vélos longer Central Park et filer vers la verdure.
J’ai vu des enfants jouer au playground, une petite blonde sur un pneu-balançoire et un petit roux glisser sur un toboggan. J’ai vu des parents extirper snacks et goûters de leur sac de plage.
J’ai vu un chien courir après un écureuil, un écureuil grimper aux arbres, des moineaux dévorer une frite et un pigeon déguster une gaufre abandonnée sur un banc.
J’ai vu des nappes à carreaux et des pique-niques sur l’herbe. Des trentenaires, debout et assis. Des enfants dégommer une piñata et une femme enceinte en robe blanche distribuer hugs et embrassades. Thank you for coming.
J’ai vu deux garçons et une fille se lancer un ballon de football. J’ai vu le ballon atterrir à nos pieds. Sorry. We are a little rusty.
J’ai vu une femme sortir d’un immeuble de Central Park West. J’ai vu le doorman héler une limousine et la femme y pénétrer.
J’ai vu la pancarte « All visitors must be announced » et un groom en costume rouge poireauter derrière un pupitre.
J’ai vu la station de métro que, tous les jours, nous empruntions. J’ai vu le même vendeur de hot-dogs. J’ai vu un camion Mister Frosty. J’ai vu des pépites de chocolat recouvrir une glace à la vanille.
J’ai vu l’école que mon fils ne fréquente plus qu’en ligne, les affiches « Pre K For All » et le playground désert.
J’ai vu un panier, un ballon de basket et deux équipes se le disputer.
J’ai vu la queue devant Trader’s Joe. J’ai imaginé la foule dans les rayons. J’ai renoncé à mes envies de smoothies.
J’ai vu des ouvriers casqués, masqués, armés de pioches et de marteaux piqueurs.
J’ai vu l’église orthodoxe ukrainienne, j’ai vu une synagogue, des églises baptistes et presbytériennes.
J’ai vu des terrasses de restaurant bondées, des femmes buvant des cocktails, seules, le téléphone à la main, accompagnés, à deux, à trois ou à dix.
J’ai vu des serveurs transportant des quésadillas, des pizzas, des sushis et des currys d’agneau.
J’ai vu des magasins de vêtements, shorts sans forme, robes sacs. 400 dollars pièce.
J’ai vu la boutique de jouets où nous nous arrêtions. Le restaurant italien où, nous trempions nos taralluci dans un cappuccino, le caviste où j’avais acheté ce si mauvais whisky du Wisconsin.
J’ai vu une librairie, des cahiers, de la papeterie.
J’ai vu une biographie de Mike Nichols et le livre de Michael Eric Dyson sur Jay-Z.
J’ai vu le dernier Dogman.
J’ai vu des lecteurs en quête de conseils, des badauds qui passent le temps, des passants qui n’entrent que pour aller aux toilettes.
J’ai vu des manteaux d’hiver et des robes d’été.
J’ai vu des collants, des bottes et des sandales.
J’ai vu des masques sur le nez, des masques sous le nez, des masques sur le menton et même des masques en serre-tête.
J’ai vu un chauffeur de taxi ouvrir toutes les fenêtres de sa voiture avant de nous y laisser monter.
J’ai vu l’écran d’annonce qui accueille les passagers. J’en ai coupé le son. Certains réflexes ne se perdent pas.
J’ai vu mon fils fermer les yeux. J’ai vu Amsterdam, Columbus, Central Park West, Frederick Douglass, Adam Clayton Powell Jr., 135th, 137th.
J’ai vu New York au printemps. J’ai vu la vie s’enfoncer, s’accrocher, continuer.
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