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THOMAS ET LA COCOTTE MINUTE - JEUDI VAGUE

Emmanuel Normant nous a habitué à ses posts du jeudi, parfois irrévérencieux, parfois provocateurs... Et c'est bien là la signature de cet auteur attachant. Ce nouvel article est fidèle à sa réputation. Bonne lecture du jeudi !

Je m’appelle Dzhokhar Tsarnaev

J’ai 19 ans

Je saigne, je suis dans un bateau au milieu d’un jardin

J’ai mal

Je ne veux pas mourir

J’ai tué

Je voudrais que tout cela cesse, je voudrais revenir en arrière

J’ai froid


Nous sommes en 2013. Lundi dernier, Johar pose son sac à dos sous une tribune à l’arrivée du marathon de Boston. Johar sait que ça n’est pas une bonne idée. Son frère marche devant, il a déjà posé son sac. On avait dit qu’on ferait comme ça. Bon, on fait comme ça. Son frère le regarde, on s’éloigne, on fait comme on a dit. Sinon c’est le bordel. Johar a 19 ans comme Thibault. Il est inscrit à UMass, l’université du Massachusetts, comme Thomas. Il est émigré, comme mes enfants. Il a tué, Thomas et Thibault ne comprennent pas pourquoi. Personne ne sait pourquoi.


L’autre soir, une sarabande macabre de klaxons dans le voisinage a sonné l’hallali. La curée a pu commencer. Les médias hurlent avec la meute « we got him », on se congratule : good job, le gouverneur, le président : la police est magnifique, elle a réussi un exploit authentique : neuf mille hommes en tenue de combat, arme lourde en bandoulière, marchant au pas derrière des véhicules blindés ont mis 24h pour stopper un enfant dans sa course folle. Bravo. On a gelé la vie de un million de personnes parce qu’il avait une veste d’explosifs, en fait non, il n’avait pas de veste, il avait froid. Parce qu’il avait une arme, en fait non, son frère avait une arme. Parce que c’était un dangereux terroriste, en fait non, c’est un animal terrorisé. La foule, cette houle, m’écœure. Celle-là comme les autres. La meute. La communauté.

Mais ce garçon a tué des enfants, les deux frères ont tués des policiers, on peut toujours, au chaud dans son whisky, refaire le monde et ricaner sur la disproportion évidente des forces en présence. On peut aussi penser à un autre enfant de huit ans qui traversait la rue pour embrasser maman sur la ligne d’arrivée du marathon de Boston et qui tombe sous la mitraille d’un fou. On peut penser à ces hommes et femmes qui ne marcheront plus.

C’est compliqué. Je ne sais pas quoi penser, alors je ne pense pas, je réagis.

Je ne t’ai pas habitué à des pamphlets aussi sombres. Tes sourcils se froncent, tes yeux noirs me fixent. Je remets mon nez de clown.

La capacité de nuisance sonore d’un terroriste est tout simplement ahurissante. Ces types, d’une ingéniosité stupéfiante, bricolent des Cocottes Minute, les bourrent de clous, investissent en temps et en efforts, un peu plus de clous, ou bien des billes d’acier ? Ces types se creusent la tête pour créer le plus de dégâts possibles sur les jambes d’un enfant de huit ans. C’est indiscutablement puzzling, comme on dit ici.

Je n’en étais pas là, vendredi matin, sirotant mon café, et observant par-delà la fenêtre de ma cuisine une mésange qui s’énervait sur un bouton de mon lilas. Elle tirait dans tous les sens, céderas-tu saloperie, ahanait-elle, ses griffes miniatures agrippées à une tige minuscule. Une telle détermination m’inspire un respect que je réserve souvent à la gente animale. Quittant un instant ces froufroutements printaniers, je me connecte sur le monde, et découvre que mon labo est fermé. Pas non plus de trains, pas de bus, on reste à la maison, on va s’occuper des rosiers. J’apprendrais plus tard qu’un attentat terroriste avait eu lieu pendant le marathon de Boston, la maréchaussée fermait les métros, le port, l’aéroport, la crèmerie en bas de chez moi, on boucle tout.

Les événements de la semaine devaient, supposais-je à raison, enflammer une presse toujours avide de sensations fortes. Prévoyant les gros titres internationaux : Boston outragée, Boston brisée, Boston martyrisée, mais…Boston…libérée… qui se devaient de faire battre ton cœur. Je prenais les devants : tout va bien, terroriste de mon âme, aucune bille d’acier n’a pulvérisé des chevilles que j’ai fragile. Ma partie de tennis – pendant laquelle j’apprenais la nouvelle – si.

Prévoyant, en calculant sur mes doigts, que, plus six et je ne retiens rien, tu devrais me téléphoner, le cœur battant, sur le coup des deux heures du matin, je lance en direction de l’est, vers chez toi, un message, un email. Un maigre ruisseau d’à peine quelques lignes, sans comparaison possible avec les torrents d’inepties qui submergent régulièrement ton écran, bouillonnant de mots compliqués, postillonnant des litotes absconses, éclaboussant ton petit matin d’idées saugrenues. La missive, laconique, stipulait à la va-vite, paraphrasant Tornatore : les enfants vont bien. On frise le télégramme, on s’aventure dans le tweet. Je t’ai inventé des perles de pluies venant de pays où il ne pleut pas, je t’ai inventé des mots insensés que tu comprendras, et ces histoires d’or et de lumières, et d’anciens volcans qu’on croyait trop vieux, ben merde. Je viens te dire en style morse que je ne suis pas mort, et voilà que ça sautille, ça email, ça s’épanche.

Mais fi de ces jérémiades factices et conventionnelles.

Il faut quand même que je t’explique. Assieds-toi.

De toute cette histoire insensée de tchéchènes qui font péter des cocottes, il ressort une morale, un message, un concept, une philosophie, un dogme, que je m’époumone à clamer à qui veut entendre, en fait une doctrine, que l’on peut résumer par : Bienheureux ceux qui oublient leurs clés, ils seront épargnés. On suspectera l’auteur de ce billet d’une tentative maladroite voire puérile d’utiliser de récents événements dramatiques pour tenter d’étayer une thèse boiteuse, mais on comprendra que je ne pouvais résister. Il doit me manquer le gène des clés. En soi ce n’est pas létal, mais ça gâche quelques opportunités. Tu en sais quelque chose, toi qui, noyée dans le lac sans fond de mes immenses yeux verts, toi qui frémissante, attendait l’estocade de mes lèvres en feu, s’est entendu murmurer : merde, mes clés. T’as pas vu mes clés ?

Rassieds-toi, te dis-je, voilà, mieux aimée, la vraie histoire de Thomas et la Cocotte-Minute. Avec un titre pareil, je devrais pouvoir le fourguer à Tim Burton, je vais aussi mettre Tomi Ungerer sur le coup.

La Boston Public Library est sise à Copley square, là précisément où, une fois par an, un cénacle de hippies défoncés au gatorade se rassemble pour acclamer une bande d’Erythréens malingres et à demi nus, dont l’unique exploit consiste à parcourir 42km en moins de trois heures. Ne me demande pas d’explication, toute cette histoire me dépasse furieusement. Je parcours 42km dans ma Prius grise caille en moins de trente minutes – dans ses bons jours – avec quelques litres d’essence et un ennui incommensurable. Je ne comprends pas pourquoi je devrais féliciter un quidam qui parcoure la même distance en six fois plus de temps. Il n’avait qu’à prendre un taxi. Toujours est-il, mieux aimée, que mon Thomas, puisqu’il s’agit de lui, qu’il est à moi, et qu’il répond, rarement, à ce prénom, se trouvait aux abords de ladite bibliothèque, le jour du marathon de Boston, il faisait beau, de nombreuses jeunes femmes exhibaient de nombreuses jeunes jambes. Il n’était pas – que je sache – à la recherche d’une paire de jambes, mais venait benoitement rendre les livres empruntés, sous peine d’une amende, due au retard, rapport à l’oubli, c’est atavique. En se dirigeant vers le bâtiment, son téléphone vibrotte dans sa poche, pourvu que ne soit pas papa, se dit-il machinalement, il sort l’engin, Amy, bon, Amy, d’accord.

- Tu fais chier, merde, à la fin, s’exclame Amy, charmante créature subjuguée par les talents de guitariste de Thomas qui ne peut s’empêcher de vitupérer – on la comprend – parce que ces putains de clés, ce n’est pas compliqué, tu les laisses sous le pot de fleur, mais y’en a marre, je suis bloquée à l’appart, tu te fous du monde, sans rire, tu te fous pas du monde ?

- Un peu. Quelquefois. Amy. Notre héros, mon héros, a oublié de laisser les clés sous le pot de fleur. Depuis des générations sa famille oublie les clés ou se trompe de pot de fleur, voire même de porte. Il ne sait plus trop ce qu’il faisait là, mais il sait maintenant qu’il doit revenir rendre les clés, sinon ça va compliquer une situation déjà passablement chiffonnée.

- You mean, like, Now ? Reelly ? Amy penche sérieusement pour plutôt oui, genre, maintenant, vraiment.

Thomas regarde ses livres, la bibliothèque, l’estrade. Amy, elle est gentille, non, vraiment. Il disparait donc dans le souterrain de Copley Square Station, ligne verte. Un quart d’heure plus tard, des jambes, des pieds, des morceaux de choses glaireuses et rouges éclaboussent le trottoir sur lequel mon tout petit se trouvait, sans sa tête, avec ses jambes. Etre distrait peut te sauver la vie. Essaie.


Si tout cela est vrai je devrais vivre au moins cent ans, ce qui m’ennuie au plus haut point. En fait je ne sais pas pourquoi je te raconte tout ça. Je voulais te parler du mariage pour tous, un sujet très irritant, qui aurait pu énerver tout le monde. J’y reviendrais, tu penses.

T’embrasser ? Je suis censé t’embrasser ? Ça m’étonne : ça me dirait quelque chose.



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