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Un samedi soir avec Tatie

Ça ressemble un peu à un traquenard. Je lui demande si elle veut aller au ciné et elle me répond qu’elle est fatiguée et qu’elle préfère que je vienne diner. Elle dit « on regardera The Voice, tu verras c’est rigolo ». Pour être honnête, passer un samedi soir avec ma tatie Yvette de 78 ans et regarder TF1, ce n’est pas exactement l’idée que je me fais d’une soirée palpitante. Je lui dis que je viens, mais que je refuse catégoriquement de regarder son émission. Elle me soutient qu’on va bien s’amuser. Je suis dubitative, mais comme toujours, elle obtient ce qu’elle veut.


Ça commence. La chemise de Mika ressemble au napperon en dentelle que Tatie a posée sur sa table basse. Elle fanfaronne : « tu vois que c’est à la mode ».

Florent Pagny dit des choses profondes et belles, comme « ce soir, c’est la Battle des battles » et tout le monde acquiesce.

Tatie déteste Jennifer. Elle est persuadée que la chanteuse est la nièce de son ancienne voisine avec qui je jouais dans la cour quand j’étais enfant. Je me souviens d’elle. Jennifer Boutboul. Une petite boulotte prétentieuse, avec un gros nez et les yeux enfoncés, qui pleurait à la moindre contrariété. J’ai beau expliquer à Tatie que ça ne peut PAS être la même, elle me soutient qu’elle l’a reconnue. « C’est pas parce qu’elle s’est fait refaire le nez et qu’elle a fait un régime que ce n’est pas elle » me rétorque t’elle d’un ton sans appel.


L’émission commence.

Dès le début Jennifer déplore : « j’ai pas de talents, moi ». Je suis agréablement surprise par la lucidité de la chanteuse. Tatie m’explique que « les talents », ce sont les candidats et que ceux de son équipe se font éliminer à chaque duel.

Les « talents » se succèdent donc. Il y a le traditionnel Hipsters-barbu-tatoué-à-la-grosse-voix-qui-en-vrai-est-un-grand-sensible. Fin psychologue, Patrick Fiori dit « Ce qui est étonnant, c’est que, derrière ta façade tu es un grand sensible ».

Il y a le-jeune-prodige-de-17-ans-qui-joue-du-piano en chantant d’une belle voix grave et qui tout d’un coup, part dans les aigus. Tatie dit que, si ça se trouve c’est juste parce que le couvercle de son piano s’est refermé sur ses doigts, mais qu’on ne le voit pas à cause du cadrage. Il a choisi une chanson au titre prémonitoire « je m’en vais ». En coulisse, l’équipe de l’infirmerie l’attend sûrement afin de soigner ses doigts.


A chaque chanson, Zazie secoue la tête comme un petit chien sur la plage arrière d’une voiture, pour montrer qu’elle est possédée par le rythme.

A chaque interprétation, Jennifer est bouleversée et a les larmes aux yeux. Tatie dit « Tu vois, elle a pas changé, la fille Boutboul, une vraie chouineuse».

Les candidats se succèdent. Toutes les filles font « Aaaaaaaah » à la fin de leur morceau, pour montrer qu’elles ont une belle voix. Les garçons font plutôt « Ooooooh » mais l’idée est la même. Il y a un bellâtre à queue de cheval qui a choisi Calogero « si seulement je pouvais lui manquer ». Je me demande si quelque part dans le monde, il existe un karaoké ou un radio-crochet où un type au bord des larmes ne viendrait pas nous infliger cette reprise. A la fin, il est en transe, il fait « Ohoooooh ooooooh » plus fort que les autres. Tatie dit « Et ben… si tu hurles comme ça mon garçon, ton père est pas près de revenir ».

Florent Pagny dit « tu nous fais sortir des choses à l’intérieur de nous » ou bien « ça se passe dans le ventre ». C’est un visionnaire. L’épidémie de gastro arrive bientôt.


A chaque fois qu’on sollicite Mika, il prend une mine abasourdie, comme s’il était un simple spectateur pris au hasard dans le public ; il faut insister pour qu’il se décide à choisir un candidat. (Si tous les gens qui ont signé un contrat juteux faisaient autant de manière pour faire ce pour quoi ils sont payés, l’économie française serait paralysée).

Un des candidats s’appelle MB14. Ça sonne comme un nom de mobylette. Il y a un truc anachronique chez lui. Il chante du Orelsan avec un air halluciné et une gestuelle très appuyée. Un petit côté Édith Piaf. La chanson dit « j’ai peur d’être normal, d’être moyen, ni trop mal ni trop bien, j’crois que je sers à rien ». Tatie pouffe. Elle dit « c’est pas moi qui vais le contredire ».

Jennifer essuie une larme. Son « talent » s’est encore fait éjecter.


Tatie me dit qu’elle aime bien Zazie, parce qu’elle n’a pas trop succombé à la chirurgie esthétique contrairement à Jennifer qu’on ne reconnait plus. Je lui dis que Zazie a tout de même une bouche bizarre. Elle me soutient que c’est le maquillage. Pour lui clouer le bec, je lui dis qu’elle n’a qu’à chercher sur Google « Zazie / Bouche ». Elle brandit son téléphone et me sort un lien vers un site porno «Petite Zazie Skymm baisée dans la chatte et la bouche » ; elle me dit triomphante « ah, tu vois bien que c’est pas elle. En revanche, ça m’étonnerait pas que la petite Boutboul, elle ait commencé sa carrière comme ça ».


La mauvaise foi de cette femme est sidérante.

Je laisse tomber.

Je suis comme Jennifer.

À la « Battle des battles » je perds toujours.



Pour découvrir le roman de Nathalie Bianco

https://www.rencontredesauteursfrancophones.com/product-page/les-petites-nathalie-bianco


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