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Une histoire de hasard et de haricots verts - Françoise Peeters



Il entre dans toutes les actions humaines plus de hasard que de décision, notait André Gide dans son Journal. Ce n’est pas moi qui dirais le contraire.

Je vais vous raconter une histoire de haricots verts. Qu’est-ce que les haricots verts ont à voir avec le hasard, me direz-vous. Tout d’abord, entendons-nous sur ce qu’est le hasard. Le Hasard, c’est ce petit farceur qui ne rate pas une occasion de faire un croche-pied au Destin pour changer la donne en faisant bifurquer cette route jalonnée de joies, de peines, d’échecs, de réussites, que lui et ses acolytes, le Sort et la Fatalité, ont tracée pour nous. Avec la complicité de Dame Fortune (bonne ou mauvaise) il s’arrange pour avoir le dernier mot.

Il est comme cette petite fée invitée au baptême de la Belle (pas encore au Bois Dormant) qui s’était cachée à la vue de la méchante fée afin de déjouer le sort tragique que cette dernière n’allait pas manquer de jeter à la petite princesse.

Mais pour vous, le hasard n’existe pas. Vous avez d’ailleurs banni son nom de votre vocabulaire. Le jour où, cloué au lit par une sciatique, vous avez manqué un important rendez-vous d’affaire, laquelle vous est passée sous le nez, ce n’est pas au hasard que vous avez attribué cette désagréable mésaventure, vous l’avez savamment étiquetée d’acte manqué.

Pour cet autre, au contraire : mektoub, tout est écrit ? Ce n’est pas n’est madame Zulma, voyante extra-lucide, qui vous dira le contraire. Vous voilà assis en face d’elle, paumes offertes à sa lecture experte, l’écoutant avec un mélange de crainte et d’espoir, tandis qu’elle scrute votre destin dans les épaisses lignes qui strient votre main.

En amour, vous aurez des hauts et des bas révèle votre ligne de Cœur. Voilà qui vous rassure : en ce moment vous êtes plutôt dans les bas, il ne pourra donc y avoir que des hauts. Avant de lire votre ligne de Tête, madame Zulma a jeté un regard discret sur la vôtre avant vous confirmer, l’air gênée, que bon… pour le moment… mais que vous avez du potentiel. Votre ligne de Vie ? Les yeux rivés sur son doigt vous en suivez avec elle le tracé. Elle est longue cette ligne, mais barrée d’un trait profond en son milieu. C’est inquiétant, non ? Mais l’extra-lucide n’y voit qu’une cicatrice : une ancienne coupure, sans doute. Ah bon !

Il y a aussi ces petites hachures qui partent dans tous les sens, s’entrecroisent, coupent effrontément les grandes lignes ; elles sont trop fines, trop dispersées, trop aléatoires pour que madame Zulma s’y arrête, d’ailleurs elle ne saurait pas les lire. Ce sont les lignes du hasard.

Ma madame Zulma à moi, s’appelait madame Lylia. Elle « consultait » dans une petite caravane décorée d’étoiles, de cartes à jouer et d’une paume de main striée de lignes. Elle occupait toujours le même endroit à la fête foraine annuelle qui venait pour deux semaines mettre de l’animation dans notre petite ville où les festivités s’y faisaient rares depuis que les trois usines qui faisaient vivre la population étaient allées s’agrandir ailleurs.


Ma grande copine Monique et moi – nous avions alors dix-neuf ans – ne manquions jamais d’aller y trainer le dimanche. Notre plaisir, c’était les auto-tamponneuses. Ce dimanche-là, nous avions abandonné au deuxième tour, poursuivies par des garçons qui nous coupaient la route avant de nous tamponner sans ménagement. Nous nous étions repliées sur la loterie à la corbeille, et j’avais tiré un billet gagnant… pour un kilo de sucre ! Alors que nous étions sur le point de rentrer, Monique avisa la caravane de la voyante. « C’est ton jour de chance, vas-y » me dit-elle en me poussant du coude. Je fis non de la tête, mais madame Lylia, qui se tenait debout sur les marches extérieures, nous avait repérées ; à grands gestes, elle nous faisait signe d’entrer. Pour donner plus de poids à son invitation, elle tenait sa porte grand ouverte. « Vas-y, je te dis », insista Monique en me poussant vers la caravane. Je n’osais plus refuser.

« Qu’est-ce que tu veux, ma grande, les cartes ? Les lignes de la main ? ». Au hasard, je choisis les lignes de la main. Que des bonnes nouvelles : longue ligne de vie, bonne ligne de tête, et surtout des voyages, beaucoup de voyages, et loin ! J’en avais pour mon argent. Mais tout de même, ces voyages, je n’y croyais absolument pas.


Après avoir passé le brevet, avec de bons résultats en français et en anglais, j’avais dû abandonner l’idée d’aller jusqu’au bac. Mon père était alors au chômage et nous visions sur le modeste salaire de ma mère. Je m’étais rabattue sur des cours de sténo-dactylo-secrétariat, en suite de quoi j’avais trouvé un emploi dans la seule petite usine locale qui n’avait pas encore plié bagages. Je m’étais aussi inscrite à des cours d’anglais commercial par correspondance. Sait-on jamais ? Mais à vingt-deux ans passés, je vivais dans l’idée que ma voie était toute tracée, tout comme celle de mes parents qui disaient n’avoir jamais « perdu leur clocher de vue ». Alors, les voyages… Non, décidément, ce n’était pas pour moi, d’autant plus que madame Lylia ne m’avait pas laissé entrevoir un meilleur avenir côté finances.


Et cette histoire de haricots verts alors ? J’y viens. Ma mère faisait son marché tous les samedis matin. Elle y allait sur le coup de midi, quand les marchands, pour la plupart des maraîchers du coin, bradaient des restes de fruits et légumes pour n’avoir pas à les remballer. Ce jour-là, elle était revenue avec des pêches et des abricots un peu abîmés, bons à cuire en compote, des salades légèrement défraichies, quelques radis échappés de leur botte… et en prime , trois bonnes livres de haricots verts enveloppés dans des pages de journal. « Ils sont encore tout frais, tout tendres, avait dit ma mère en les posant encore emballés sur la table, prépare-les donc pour que je les fasse cuire tout de suite. »

Je me suis mise au travail. Nous n’achetions pas de quotidien, alors par curiosité, tout en équeutant les haricots, j’ai jeté un coup d’œil aux « nouvelles » du France-Soir déjà vieux de quatre semaines qui les avait enveloppés, puis, par curiosité, je suis passée aux petites annonces. L’une d’elles, sous la rubrique « Emplois », encadrée, bien en vue, attira mon attention : une société d’import-export basée à Paris recherchait, pour sa branche de Londres, une dactylo pour la frappe du courrier en français et en anglais. En quoi cela pouvait-il me concerner ? J’ai ramassé les épluchures dans le journal et mis le tout à la poubelle. Enfin, pas tout à fait. Cette annonce encadrée, comme pour me dire qu’elle m’était destinée, m’avait trotté dans la tête, et je l’avais découpée.

Les candidatures étaient à adresser à un simple sigle de quatre lettres, suivi d’un numéro de boite postale à Londres. Je tapais bien en français, un peu moins bien en anglais. Mais j’étais tentée, ma mère moins, et surtout, elle était méfiante : c’était quoi ce nom et cette adresse qui n’en n’était pas une ? Et ces jeunes femmes qui répondent à des annonces alléchantes et dont on n’entend plus jamais parler ? Et en admettant que cette annonce soit sérieuse, elle datait de plusieurs semaines… « Bon, alors ? Oublie ça, veux-tu. »

Mais je n’ai pas oublié, j’ai écrit. La réponse est arrivée la semaine suivante : le poste était déjà pourvu, mais on gardait mon CV au cas où… etc. « Ils disent toujours ça, dit ma mère, mais ne compte pas dessus. » Pourtant, quelques mois plus tard, j’étais de nouveau contactée : un poste était vacant. On me proposait un entretien au siège à Paris…

Le mois suivant, j’étais à Londres… Trois ans plus tard, j’acceptai un poste dans une compagnie aérienne. Voyages gratuits pour moi, à prix réduit pour mes parents. Et ils en ont profité… et ils en ont vu des clochers, plus grands, plus beaux que le leur !

Je vous avais bien dit que le hasard était un petit malin capable de se faufiler partout, même dans des haricots verts !


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