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WAGON - Hommage à ceux qui ne sont pas revenus

Michel Tessier a signé un livre très émouvant sur l'histoire de ses grand-parents et leur voyage vers l'innommable. Ce jeudi, l'Europe a commémoré la libération des camps de la mort. L’occasion de partager la préface de ce livre, signée Serge Klarsfeld et de découvrir un extrait du récit.


Préface de Serge Klarsfeld.

Je ne suis pas de la même génération que Michel Tessier, je ne suis pas religieux alors qu’il l’est ; je ne suis pas expansif et lyrique comme lui.

Tandis qu’il exprime sa vérité avec un torrent de mots puissants qui déferlent comme une tempête, je recherche la vérité avec rigueur et précision, tandis qu’il se projette toujours dans les rafles que moi j’ai vécues, j’ai gardé ces nuits d’angoisse comme une référence permanente, mais je n’essaie pas de les revivre.

Mon père m’a bien manqué et me manque encore et de temps en temps je suis heureux de le revoir en rêve ; mes grands –parents me manqueraient-ils comme ils manquent à Michel Tessier dont les parents sont morts nonagénaires alors que mon père restera toujours jeune et que je suis vieux bien plus vieux que lui quand il fut mis à mort. Mais à mon fils plus tard je manquerai comme à Michel Tessier son père même très âgé.

Dans le flot des personnages qu’il créé ou recrée, Michel Tessier exprime très fortement l’amour qu’il leur porte à tous, représentants de ce peuple juif assassiné. C’était le titre de la plus grande œuvre poétique écrite pendant la Shoah par Itzhak Katznelson qui en fut victime et le plus inspiré de ces poèmes s’intitulant au pluriel par rapport au titre de Michel Tessier “Les wagons“ – Katznelson dialoguait avec ses wagons et les interrogeait ; Michel Tessier s’est engagé tout entier à l’intérieur de son wagon avec ceux qui y sont entassés et qu’il regarde et écoute avec tendresse comme si c’était leurs mots à eux alors que ce sont ses mots à lui.

Il est emporté à son tour par un wagon à remonter le temps mais dont le mécanisme lui appartient à lui seul. J’aime cet amour fou qu’il porte à cette grande famille juive exterminée et qui palpite en lui. Il a forgé cet amour avec ses parents et l’a reçu en héritage et il réussit à le faire partager par ses lecteurs, si j’en juge par l’effet produit en moi.

L’œuvre de Michel Tessier ressuscite en ses personnages un monde englouti par la Shoah mais dont la survie posthume est assurée par des auteurs tels que lui, dont la sensibilité et la conscience lui interdisent d’accepter la disparition.

Grace à lui le temps où ils ont vécu et où ils ont péri se prolonge jusqu’à nous et nous pénètre.

Serge Klarsfeld



Lea Mouschkat


Assise au sol le dos à la cloison repliée sur elle-même.


Maman, Papa et mes petits frères et sœurs.

Comment vont-ils ? que font-ils ?

Nous avons été séparés au moment de la montée dans le train, les gens étaient collés les uns aux autres, entassés, le wagon était bondé alors avec ceux qui restaient du convoi, ils m’ont poussé vers un autre wagon presque vide, ils ont fermé la porte et je me suis retrouvée seule avec ces personnes que je ne connais pas, dans le noir sans rien, aucune de mes affaires, elles sont dans la valise de mes parents, avec eux dans l’autre wagon ! J’entends encore dans ma tête les cris de Maman et Papa qui m’appelaient, on hurlait ensemble quand ils m’ont amené, je pleurais, mon cœur était si triste et mon âme tremblait de peur, ainsi que mes jambes et mes doigts de pianiste.

Dans ma détresse et mon désespoir, une lumière est apparue éclairant mes dix-sept ans.

Je ne connaissais rien de la vie, des autres et surtout des hommes.

Je n’allais plus au Lycée portant l’étoile jaune !

La maison, à Paris où je vivais avec ma famille était un havre de paix fermé et chaleureux.

Ils me manquent tant !

J’ai mal à l’âme !

Et la lumière est venue.

Au début à peine éclairé par des éclairs venus de la lucarne et des interstices des planches du wagon.

J’avais remarqué son visage d’ange aux cheveux blonds.

Quand je le regardais, il baissait les yeux et quand il me regardait c’est moi qui intimidée, tournait la tête.

Une journée entière dans le wagon c’était comme une plaie ouverte, une horreur.

J’ai décidé de ne plus rien voir de ne rien sentir de fermer les yeux, de ne plus penser à rien sauf ses cheveux blonds et ses yeux de la même couleur que les miens.

Plus tard ses cheveux, ses doigts son regard, son venu se mêler aux mien.

Salomon est mon amour, mon seigneur et maître.

Mon chevalier s’appelle. Salomon

Mon roi, celui que toutes les jeunes filles attendent

S’appelle Salomon.

Non je ne penserai pas à mon corps et à ceux des autres à ces besoins que nous faisons mécaniquement.

Les uns et les autres.

Je veux seulement penser à cette main qui m’a caressée, et à cette voix qui m’a apaisée.

Je ne connais rien de l’amour et des choses du corps, mais j’ai senti quelque chose en moi s’éveiller quand il a passé sa main sur ma poitrine et sous ma jupe, tant de douceur comme un éveil au printemps,

Une sonate d’automne. L’été 1942, septembre, un train dans la nuit, la terreur, et moi Léa dans les bras de mon Roi de mon Shloïmé.


Salomon Perlberg


Trois jours sans lumière, dont deux jours d’amour, elle est là à côté de moi étendue à terre dans ce foin, dans cette puanteur parmi eux les autres qui puent la peur et la sueur, la pisse et tout ce reste que je ne veux même pas imaginer.

Si proche de moi par ses dix-sept ans.

Léa je te regarde et tu me regardes cinq ans nous séparent et nous rapprochent, j’ai connu des femmes et des printemps à Paris.

Oh ! Léa t’emmener dans ces printemps de Paris ou les jeunes filles sont si belles, tu les aurais surpassés par ta beauté, toi que j’aime tant depuis deux jours, quarante-huit heures et ces minutes, les merveilleuses minutes.

On se tient par la main, on est souillé de saleté et d’humiliations, c’est un festival d’abstraction et de genres mélangés, comme à l’exposition du palais Berlitz :


« LE JUIF »


Le juif reconnu par ses oreilles, ses cheveux bruns, son nez crochu et ses lèvres épaisses.

Mais je suis blond aux yeux bleus, un petit nez, des lèvres plutôt sensuelles qu’épaisses, grand et costaud le type même de l’aryen.

Salomon l’aryen ? Shloïmé comme on m’appelle dans le « Pletzl » le quartier juif.

Shloïmé, le tailleur, à l’atelier ou je travaille chez monsieur Katz je couds des boutonnières comme j’ai appris à Varsovie.


Et ma petite Léa avec ses nattes blondes, une carte postale pour la Bavière, une poupée russe aux yeux bleus de porcelaines.

Une enfant, une jeune fille si belle et pure séparée de sa famille à l’embarquement.

Une lumière dans l’obscurité et la nuit chaude et puante du Wagon.

Je l’ai caressée partout, j’aimerai la prendre là dans la pénombre et la moiteur, être le premier, à lui faire l’amour.

Lui faire l’amour.

D’autres le font sans pudeur dans la complicité des ténèbres, je les ai entendu et même vu, ils gueulaient leur plaisir, leur sexe, leur peur, un instant d’oubli, un instant car peut-être il n’y en aura plus jamais d’autre…

Léa c’est ma fiancée, ma moitié, mon âme sœur, ma pure, ma douce, elle sait que je l’aime et que nous sommes l’un à l’autre pour l’éternité.

Elle est gênée que je la touche à cause de la saleté et du dénuement, nous n’avons rien, je la respecte tant.


Ah ! Qu’elle soit mon épouse, dans sa robe blanche, avec une longue traîne, qu’elle tourne Sept fois autour de moi…

Partager le verre de vin sanctifié !

Avec moi et nos familles.

« Mazeltov Shloïmé, Mazeltov Léa, comme au shtettle.

Mazeltov les Perlberg, Mazeltov les Mouschkat. »


Et nous voilà collés l’un à l’autre devant cette lucarne que j’ai gagnée de mes mains en écrasant les autres, des têtes et des ventres aussi affamés que le mien, criant de ma gorge asséchée, de mes lèvres à peine humectées par le doux baiser de Léa, ma vie..


L’enfiler, la baiser, comme disaient mes copains Mottle et Avram de l’atelier, ils parlaient comme ça de leurs conquêtes pour se vanter, pour avoir l’air affranchis.

Comme eux, je leur ai raconté la même chose bêtement sur Odette.

Pardon Odette je leur ai dit des horreurs, pour faire bien ! Comme eux ! Pardonne-moi, on se gavait de mots, de liberté, de jeunesse.


Dehors quand c’était avant l’étoile jaune.

Dehors quand c’était avant Léa, avant Drancy.


Paul-Louis Bloch


Le train s’est arrêté, ils ont ouvert la porte et jeté un homme couvert de sang.

Son odeur s’est engouffrée dans le wagon, malgré la sueur et la peur qui recouvrait chacune des tortures de son corps meurtri, un parfum d’extérieur est entré dans le wagon, un parfum, d’arbres, de fleurs d’été délicates et attirantes comme les belles des grands boulevards.


Un parfum de jour et de vie.


Si vite à peine ouverte aussitôt refermée, la porte de la liberté, un parfum d’amour de la vie, d’un autre jour après cette première nuit.

Le paradis à peine entrouvert et déjà l’enfer putride se referme sur le wagon.


Il est à mes pieds son sang a coulé sur mes chaussures en cuir du faubourg Saint-honoré, du rouge carmin sur un cuir fauve, image presque parfaite, qui me rappelle mes toiles au mur de mon hôtel particulier de la rue Guynemer en face du jardin du Luxembourg.

Ils n’ont eu aucun mal à me trouver, il suffisait de lire la plaque :


Paul-Louis Bloch

Docteur en médecine,

Sur rendez-vous


Sur rendez les moi oui ! Mes tableaux, mes amis, mes vacances à la neige l’hiver, Megève, St Moritz, la fondue, et la raclette au Fendant suisse avec mes belles maîtresses si délicieusement aryennes.


Cannes et Monte-Carlo l’été, le bruit du moteur du Riva de cuir et d’acajou, avec la belle Julia, tirée à ski nautique, dans un sillage d’écume et de nonchalance.

Sur rendez-vous. Julia.

Pour la sieste avant le dîner à la terrasse du Martinez à Cannes ou du Old Beach à Monaco , si belle, ses épaules à peine vêtues d’un châle de soie.

Les lèvres rougies comme ces tâches de sang sur mes chaussures signées, marquées comme moi.

JUIF sans médecine, désormais sans rendez-vous.


Je ne sais pas ce que c’est JUIF !

Seulement la France, et la grandeur de la France.

Mon Père le Professeur Louis Bloch grand patron, enseignant à la faculté de médecine, cardiologue à la renommée mondiale, et ma mère si douce partie avec lui à ce congrès de New York, sur le Titanic.

Je suis resté fils unique, et cet horrible naufrage, leur à évité cet autre naufrage, celui de la France qu’ils aimaient et du peuple Juif auquel nous appartenons finalement même si d’autres l’ont décidé pour moi.


Pourquoi, j’accepte, de redevenir un homme es qualité, un docteur en médecine ?

« Poussez-vous ! De l’air ! Il lui faut de l’air ! »

Son pouls est très faible, mes mains sont redevenues professionnelle, je l’ausculte consciencieusement.

Des mains me passent du linge et même de l’eau, comment ces gens qui n’ont plus rien trouvent encore la force de donner pour un inconnu ?


Au Vel d’hiv je n’ai pas bougé !

A Drancy je n’ai pas bougé !

Depuis mon arrestation je dis que je suis avocat

Je n’ai rien à soigner, je ne crois plus en rien, je n’ai envie de rien, je ne suis plus rien qu’un Juif parmi d’autres Juifs caché derrière mes petites lunettes rondes et mes cheveux noirs trop longs maintenant.

Alors pourquoi je me baisse vers cette plaie vivante qui délire et prononce des mots sans suite ?

Pourquoi tout d’un coup je me souviens de mon serment d’Hippocrate ?


Avraham Ben David


Avi lève toi !

Avi ! Avi ! Lève-toi ! Il faut aller à l’école !

Oui Myriam, je vais prendre ma garde à la porte d’entrée, je me lève, ma chérie.

Monsieur, monsieur ! Vous m’entendez ?

Avraham regarde autour de lui, une femme est penchée vers lui, elle est brune aux cheveux longs comme Myriam mais ce n’est pas Myriam.

Il crie de toute sa faiblesse MYRIAM !!!

Germaine ! Je m’appelle Germaine ! Une autre femme est à ses côtés.

Elle lui parle en yiddish, Je suis Clara Rosen ! Il comprend.

D’un coup tout lui revient. L’évasion, la longue marche, la capture et les coups, cette douleur sans fin, il a trop mal, il ne veut plus être Avraham, un matricule sur son bras.


Avraham c’est le camp Auschwitz encore..

Avi c’est la Palestine, son enfance, le Kibboutz

L’odeur des orangers à quatre heures du matin,

La Terre de Galilée si riche et si belle depuis que sa famille et ses amis l’ont asséché des marais puant habités par les moustiques, ils en ont fait un jardin d’Eden que leurs voisins leur envie, eux qui laissaient pourrir la région, infestée de malaria, maintenant il fait bon vivre à l’ombre des eucalyptus que son père a planté.


Jérusalem, les cloches des églises, l’odeur sucrée et suave des souks, le marchandage sans fin pour un collier aux pierres du Sinaï de la même couleur que les yeux de Myriam.

Le mur des Lamentations, la résurrection du peuple d’Israël.


Israël ton peuple se meurt à Auschwitz !

J’en viens ! Ils m’ont rattrapé

Il se rend compte qu’il parle en Hébreu vite il change, pour le yiddish.

Il voie Salomon et Léa, il la regarde si belle si fraîche et la lumière de ce couple d’amour lui saute aux yeux, il tend la main vers Salomon.

Il lui crie avec ses dernières forces.

« Écoute-moi ! Écoute moi ils vont la raser, la transformer en putain pour distraire les Kapos, l’humilier pire qu’une chienne pire que tout ! »

Mon Dieu tu ne sais pas !

Juifs vous ne savez pas.

Pitié tuez moi, je ne veux pas y retourner.

Il hurle de son dernier souffle. Le feu ! Le feu ! Ils vont nous brûler !

Le feu ! Le feu ! La mort ! Le gaz ! Le feu ! Myriam !! Il tend les mains vers Clara et Germaine qui le soutiennent dans leurs bras, Le docteur Bloch ne peut plus rien faire


Le train bourreau et le cœur torturé d’Avraham s’arrêtent en même temps.



Paul-Louis Bloch


J’oublie où je suis, les odeurs la mort qui suinte, les pleurs et les cris des uns et des autres, je me sens chez moi, pour la première fois de ma vie je me sens prêt à donner, à sauver, Pour la première fois je ressemble à mon père et non à un médecin mondain égoïste m’enrichissant de la détresse des autres.


J’aimerais tant lui dire maintenant Papa j’étais si fier de toi quand je te voyais arpenter les couloirs des hôpitaux dans ta blouse blanche, couverte de ce grand manteau sombre des patrons, si durs et exigeants avec tes élèves et si doux et plein d’amour avec les malades, comprenant et partageant leur souffrance.


Je suis comme toi Papa ! Maintenant à quarante cinq ans je consacrerai ma vie, tout du moins ce qu’il en reste, à soulager, soigner et guérir.




Le livre de Michel Tessier est disponible sur Rencontre des Auteurs Francophones

En francais :


En anglais :















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