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Photo du rédacteurLorenzo Cecchi

Les souvenirs chiches - Lorenzo Cecchi



Je suis du matin comme on dit. Souvent, j’arrivais bien avant l’heure d’ouverture du magasin. J’allais alors boire un café au Richelieu ou je roulais au hasard, laissant la voiture me mener à son gré en une errance distraite. En l’occurrence, je me sentais un peu comme un propriétaire, quelque latifundiaire argentin ou brésilien qui s’en va en tournée d’inspection afin de s’assurer que tout est en ordre, qu’aucune atteinte n’a été portée à son bien. Les endroits traversés, ceux de ma jeunesse étaient porteurs d’histoires, mes histoires. J’en avais été naguère le témoin distant ou l’un des protagonistes. Des comparses en habits désuets se mouvaient dans le décor plus ou moins préservé qui défilait à travers mon pare-brise : avenue Mascaux, La Bruyère, rue De La Tombe…


Les souvenirs de la prime enfance sont chiches, dit-on. Mais le peu qui reviennent nous visiter, surgissent, inattendus, au détour d’une rue, à la vue d’une façade, d’une enseigne. Ils se présentent rarement seuls, ils en charrient bientôt d’autres, réagissent en chaîne. Tapis jusque-là derrière des réminiscences plus marquantes, ces souvenirs « secondaires » se mettent à jouer des coudes pour se porter à l’avant-scène et se révéler à leur tour en pleine lumière. Ce matin-là, en traversant le quartier où j’avais vécu jusqu’à l’âge de huit ans, en me garant ‒ ma voiture refusant de me porter plus loin ‒, devant la façade de la maison que nous avions habitée, presque méconnaissable car rénovée avec un goût de chiotte à l’aide de fausses briques de parement, Vincenzino m’apparut sur le seuil.

Les habitations qui jalonnaient la longue rue de Nalinnes au lieu-dit « Sart Saint Nicolas », celui de notre domicile, étaient presque toutes la propriété du Bois du Cazier. Elles abritaient exclusivement des Italiens si l’on exceptait une famille espagnole, une polonaise et quelques rares autochtones qui, faute de moyens, faisaient contre mauvaise fortune bon cœur au milieu de ce ghetto, peuplé de tous ces noirauds, étrangers pour la plupart, et leur nombreuse marmaille. De vrais lapins nodidju ! L’énorme terril du charbonnage dominait le quartier et surplombait Le camp, lieu de baraquements en tôles ondulées qui avait hébergé les nôtres arrivés en premier. Avant eux, des prisonniers russes y avaient été confinés suivis de leurs geôliers allemands à la libération.


L’environnement du Sart Saint-Nicolas, c’était la houille, elle était partout, on en mangeait au quotidien. Sa poussière se déposait partout, sur les hommes, le linge à sécher et les légumes des jardins. Elle s’immisçait sous les portes, envahissait les maisons, se collait sur le mobilier et les objets. Elle rappliquait en nuages par vent de nord-est, venant du côté du Camp. Les wagonnets la faisaient voler du haut du terril en déversant leurs contenus.

Une partie du salaire des mineurs était payée en charbon, mais celui-ci n’était pas suffisant pour assurer entièrement les besoins d’un ménage, il fallait acheter le complément. C’était cher et les faibles moyens incitaient à la débrouille. Aussi, par temps clair, on se retrouvait en bas du terril, au risque de prendre une pierraille sur la tête, pour glaner quelque gayette dissimulée dans les scories qui dévalaient les pentes abruptes du terril. Ramener un seau de charbon représentait pour les habitants du coron un gain substantiel. C’étaient les femmes en majorité qui s’adonnaient à cette activité prohibée, tolérée toutefois. Quelques retraités du cru, des Belges, les concurrençaient. 

 

 

 

Lorenzo Cecchi est un écrivain belge né à Charleroi en 1952. Son premier roman, Nature morte aux papillons paru en 2012 a été sélectionné pour le Prix Première de la RTBF, le prix Alain-Fournier, ainsi que les prix Saga Café et des lecteurs du magazine « Notre Temps ». Non finito, premier recueil de poésie est son douzième ouvrage.

 

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1 коментар


m.torrekens
29 лист.

Superbe texte de Lorenzo Cecchi. La mémoire qui entoure le Bois du Cazier mérite d'être ainsi réalimentée, réactivée le plus souvent possible. Ce texte y contribue et mériterait un prolongement. La photo qui l'accompagne est émouvante et convient à merveille... Michel Torrekens

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